Textes d'Eric Corne / Eric Corne's texts
L’intuition et la structure De Torres-García à Vieira da Silva, 1929-1949
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Torres-García – Une Tour blanche, noire, grise, bleue de cobalt, terre rouge, des échelles des horloges, un monde sévère et gai ; un monde où je suis entrée en 1929 et où j’habite toujours.

Maria Helena Vieira da Silva, 1975, catalogue, exposition Joaquin Torres-García, Musée d’art Moderne de la Ville de Paris.

L’exposition, L’intuition et la structure, De Torres-García à Vieira da Silva, 1929 – 1949, est centrée sur vingt ans de création artistique pour ces deux artistes. Elle s’ouvre sur la rencontre de l’?uvre de Torres-García par Vieira da Silva en 1929 chez l’architecte Pierre Chareau, se poursuit dans les galeries Jeanne Bucher et Pierre et va librement, d’année en année, jusqu’à la disparition de Torres-García à Montevideo en 1949. Durant cette période, leurs ?uvres vont se croiser et affirmer leurs structures singulières, d’autant plus singulières qu’elles se situent dans cet « entre-deux » de l’abstraction à la figuration. L’impact de la peinture de Torres-García, alors âgé de 55 ans en 1929 et qui vient d’accomplir sa révolution avec le constructivisme universel, sur l’?uvre de Vieira âgée de 20 ans, n’est pas des plus certains. L’accord entre les deux ?uvres est avant tout sensible et intuitif. Ce qui se partage de Torres-García à Vieira da Silva, c’est la nécessité de s’appuyer sur une structure picturale afin de trouver une synthèse entre constructivisme et données intuitives, abstraction et figuration, primitivisme et modernisme.

Leur inclination véritable, jamais démentie, est celle d’un art universel chargé d’humanisme. Pour autant ce serait faire fausse route que de chercher à citer les emprunts de la jeune Vieira da Silva à celui qu’elle considère comme son maître. Ce qu’elle perçoit dans les ?uvres de Torres-García, c’est le possible d’un ordre et d’une unité picturale associés à la plus intuitive sensibilité, la plus détachée et la plus libre. Vieira da Silva y trouve son monde, « sa tour » comme elle l’écrit dans son hommage à Torres-García en 1975. Tour d’ivoire ou refuge ? Ce refuge la protège et se charge de toutes les couleurs des possibles de la peinture. Mais arrivant en 1928 à Paris, elle se nourrit également des mouvements artistiques de l’époque, celui du cubisme, de l’abstraction et du surréalisme, qu’elle va développer dans ses écarts pendant toute une vie.

Pour ces deux artistes, l’art et la vie se construisent sur plusieurs plans de réalité, de la nature des choses avec leurs réalités physiques, de la ville par exemple qui sera un de leur sujet de prédilection, mais liées aussi à leurs perceptions inconscientes et sensibles du monde. Entre une abstraction aliénante, ou pire pour Torres-García qui décrit l’abstraction pure comme expression du rationalisme, voire du matérialisme européen, ils choisissent la structure abstraite irriguée de leur intuition. « Le symbole qui peut se transformer en langage ou en idée n’est pas ce que nous entendons par symbole. Notre sens du symbole est quelque chose qui vient de l’intuition et qui n’est interprété que par elle. »1

Vieira da Silva et Torres-García ne se sont jamais rencontrés, leur échange se fera par les ?uvres. C’est tout d’abord la jeune Vieira da Silva qui découvrit le travail de Torres-García comme nous l’avons noté plus haut. Ce premier échange est suivi d’une rencontre par artistes interposés, en 1942, quand le peintre et poète Arden Quin se rendit à Rio de Janeiro avec Bayley pour proposer aux poètes hermétiques, Murilo Mendes et Cecilia Meireles, de participer à la création d’une revue. Il visita alors l’atelier de Vieira da Silva qui vivait au Brésil avec son mari Arpad Szenes, depuis le début de la guerre en Europe. Vieira da Silva et Arden Quin échangèrent sur leur passion commune autour de l’?uvre de Torres-García. Arden Quin avait fait la connaissance de ce dernier  à Montevideo en 1935 où il avait suivi ses conférences sur les mouvements de l’avant-garde (futurisme, néo-plasticisme, constructivisme2…). Il fit des photographies des ?uvres de Vieira da Silva qu’il donna à Torres-García lors de son passage à Montevideo. Elles étaient accompagnées d’une lettre où elle lui faisait part de sa grande admiration. Torres-García lui répondit par un article louangeur dans la revue Alfar, écrivant à propos du tableau Le Désastre ou la Guerre (1942)3. À la suite de cette publication, ils restèrent en contact, ainsi Vieira da Silva écrivit à Torres-García en 1943 : « Mais la peinture est si terrible, je travaille avec beaucoup de difficulté, très lentement, je suis fréquemment découragée, alors je relis votre article en cachette et le courage revient. »4

À l’occasion du centenaire de la naissance de Vieira da Silva, nous avons souhaité, dans une même énergie, rendre hommage à Torres-García. Sa générosité, la force de son ?uvre, ainsi que sa capacité à transmettre par ses écrits, ses conférences et ses revues, déterminent cette exposition à plus d’un titre. Elle traduit, par-delà les ?uvres, les chemins toujours complexes de la création pour un artiste : l’espace du sensible est toujours difficilement quantifiable et ses contours ne peuvent être cernés précisément.

La fin des années 20, période de transition où son ?uvre se découvre en construction universelle, est décisive pour Torres-García. Il réussit une synthèse sur les questions fondamentales des figures de l’abstraction et de celles de la figuration.

L’exposition, L’intuition et la structure, de Torres-García à Vieira da Silva, 1929 – 1949, si elle n’est pas construite que sur les seules données chronologiques et historiographiques, est néanmoins un parcours précis et sensible sur ces vingt années de croisement d’?uvres. Nous souhaitons permettre à chacun de voir avec les yeux de Maria Helena Vieira da Silva, l’ensemble des réalisations de Joaquin Torres-García et réciproquement, mais aussi de lire dans la peinture de Vieira da Silva la complexité des influences, leur transformation dans une ?uvre à la fois si secrète et si déterminée. Torres-García, dans sa recherche obstinée d’un langage artistique universel, puise aux sources des mouvements européens et nord-américains, ainsi qu’à celles du primitivisme, qu’il soit précolombien, égyptien ou africain ; il s’intéresse aussi aux dessins des enfants. Avec Paul Klee, Il est sûrement, à partir de ces années-là, un des artistes les plus étudiés et admirés par les jeunes peintres en marge de l’abstraction, de Paris à Barcelone et jusqu’à New York5. La peinture, d’Adolph Gottlieb des années cinquante par exemple (Man and Arrow, 1950) est influencée par celle de Torres-García. Il bénéficie aussi d’une véritable admiration chez les artistes comme Ad Reinhardt, Barnett Newman et fut exposé dans la galerie Sydney Janis en 1950, galerie de prédilection des expressionnistes abstraits américains. L’insertion dans une de ses peintures d’un écran de poste de radio (Projet pour un monument, peinture et gravure sur bois, 1938), évoque le Pop Art américain. Pour les ?uvres de Louise Nevelson et, plus près de nous, celles de Sean Scully, la filiation paraît évidente.

Par ses écrits théoriques et ses journaux, Torres García a exprimé avec clarté sa pensée et sa conception des arts plastiques. À son retour à Montevideo en 1934, et jusqu’à sa mort en 1949, par son enseignement à la Taller Torres-García, la TTG, ou par ses conférences, il forma une jeune génération d’artistes. Indirectement, son influence s’est avérée fondamentale pour les artistes les plus novateurs d’Amérique du Sud.

Ces descendances multiples, traçant une généalogie désorbitée, témoignent que son aventure artistique est celle de l’énergie et relève d’une expérience première et procède d’une remontée aux origines. L’infiniment petit, le banal, le terre à terre entrent en résonance avec les éléments du cosmos : mer, terre, soleil, lune. Elle a résisté à l’assassinat de la peinture6, à la déflagration des formes du post-cubisme, ou à celle des sens du surréalisme.

Le contexte de l’abstraction de la fin des années vingt, les avant-gardes 

À la suite des ruptures stylistiques que représentent le cubisme et le fauvisme en France, Paris est avec Berlin une caisse de résonance des multiples recherches artistiques européennes pour les arts plastiques autour de 1910. Des artistes tels Georges Braque et Pablo Picasso proposent alors une peinture hermétique avec le cubisme synthétique. En réaction, certains peintres comme Robert et Sonia Delaunay ressentent le besoin de réintroduire la vie au centre de l’art. C’est ainsi que la couleur et le mouvement abandonnés par le cubisme analytique reviennent au premier plan des préoccupations picturales. DADA, contre ce qui l’a précédé (classicisme, cubisme, futurisme, psychanalyse), va proclamer la critique de l’art comme base subjective et se refuse à signifier quoi que ce soit. Ainsi Francis Picabia avec ses collages et tableaux au Ripolin a travaillé jusqu’au milieu des années 1920 sur l’exploration d’une anti-peinture radicale (série des Monstres, 1923-1925). Proche de Marcel Duchamp et du groupe de Puteaux7, il cherchait à rendre compte de la quatrième dimension de l’âme, celle des impressions modifiées par la mémoire et les états intérieurs de l’artiste. Picabia, mais aussi Max Ernst, Man Ray… autour d’André Breton et de son Manifeste surréaliste en 1924, recentreront l’énergie dadaïste dans le surréalisme. Mais le Paris de la fin des années 20 est aussi en pleine effervescence d’art abstrait. L’absolu de Mondrian, voire l’iconoclasme quasiment mystique, comme celui de Kazimir Malevitch ou de Wassily Kandinsky, annoncent ce que sera l’abstraction lyrique ou géométrique dans laquelle la libération de l’artiste passe par le refus de toute figuration. Toute création sera centrée sur ses propres valeurs intrinsèques, autonomes, faites de lignes et couleurs pures. Par ses ?uvres, l’artiste avant-gardiste participera à la transformation du quotidien dans un désir de changement social et la recherche d’un environnement nouveau et harmonieux pour l’homme contemporain.

Le néo-plasticisme est le nom donné par Piet Mondrian à sa conception de l’art mise au point à partir de 1917. Il se caractérise par l’utilisation exclusive des lignes droites disposées horizontalement et verticalement, des couleurs primaires (rouge, bleu, jaune), du noir et du blanc et des gris, qualifiées de ” non-couleurs “. Les teintes sont posées en aplat à l’intérieur de surfaces carrées ou rectangulaires dans un espace strictement bidimensionnel (« peinture plane dans le plan », ainsi qu’il le définissait.) Les compositions, faites de traits droits, horizontales et verticales sont fondées sur le “déséquilibre équilibré”, notion du mouvement de Stijl : symétrie et asymétrie conjointes produisent un effet d’équilibre, mais aussi un dynamisme. L’angle droit exprime la constance de toute figure plastique. Cette simplification du langage de la peinture par une symbolique issue de la théosophie se comprend aussi dans la dualité horizontale et verticale, féminin et masculin, matière et esprit.

Si Torres-García est au fait de tous ces mouvements artistiques, il faut aussi relever que ces artistes connaissent également très bien son ?uvre. À Paris, il n’est nullement en terra incognita, il bénéficie du respect et de l’amitié de Picasso, de Miró, de Picabia, Tristan Tzara, Robert Delaunay, entre autres. Ses ?uvres et ses écrits théoriques ont déjà été débattus. Torres-García est depuis longtemps un membre majeur de l’avant-garde artistique européenne.

Pourquoi Torres-García ? 1928-1932, les moments de transition de son ?uvre : le constructivisme universel

À son arrivée à Paris en 1926 où il séjournera jusqu’en 1932, Torres-García est alors âgé de 52 ans et a déjà un parcours artistique exceptionnel. Il fait la rencontre de nombreux artistes, celle qui aura lieu avec Van Doesburg et Mondrian sera particulièrement bénéfique pour ces trois grands créateurs, ils vont pouvoir échanger de manière approfondie sur leurs conceptions de l’art abstrait. Tous trois sont déjà imprégnés de leurs ?uvres respectives. Ainsi Torres-García a déjà écrit sur les prémisses du néo-plasticisme en 1913, article qui sera publié dans ses Notes sur l’art, son premier livre théorique. Mais à Paris, une nouvelle ligne est franchie pour Torres-García. Il faut aussi noter son amitié avec Amédée Ozenfant, artiste qui avec ses puissantes et simples natures mortes, travaille dans les marges de l’après-cubisme.

Torres-García partage avec Van Doesburg la nécessité de créer un mouvement et une revue, en réaction au surréalisme et à l’académisme naturaliste afin de promouvoir l’art abstrait et géométrique. Mais ils sont en désaccord sur certains points et particulièrement sur la notion même d’art concret. En 1929, Torres-García conceptualise et fonde Cercle et Carré, où sont présents Piet Mondrian, Sophie Taeuber Arp, Jean Arp, Wassily Kandinski, Jean Gorin, Georges Vantongerloo ; Michel Seuphor qui leur est proche, les rejoint. Cette revue va permettre à Torres-García de diffuser ses théories pour les arts plastiques. Le premier numéro sort le 15 mars 1930, mais les divergences avec Van Doesburg et le mouvement d’art concret persistent, de même le Belge Vantongerloo crée un nouveau groupe Abstraction-création dont la portée ne cesse de croître. L’esprit de synthèse, associé à la capacité de penser et de créer par de multiples ramifications caractérise Torres-García. La notion de construction, qu’elle soit ou non figurative, étant primordiale, l’abstraction n’est donc pas le fondement de l’art moderne pour lui. Ainsi, en accord avec sa pensée, il ne pouvait être membre à part entière d’un mouvement, particulièrement de ceux qui après les grandes révolutions abstraites successives, voulaient rationaliser les notions d’art abstrait.

L’autre facteur qui éloigne Torres-García d’une vision univoquement abstraite et moderniste est son attachement aux cultures gréco-latines et méditerranéennes. Les questions des origines et de l’universel le fascinent. S’il est né en Uruguay d’un père Catalan et d’une mère uruguayenne8, il vit en Catalogne à partir de 1891 et s’installe à Barcelone en 1892. Cette culture catalane de la Méditerranée avec ses mythes, ses artistes et ses philosophes, nourrie aussi par ses voyages en Italie et dans le sud de la France, est primordiale pour saisir l’ensemble de son parcours et de son développement.

En 1928, il visite l’exposition des arts anciens de l’Amérique au Musée des arts décoratifs de Paris. S’il avait déjà rencontré l’art précolombien lors de son voyage à New York en 1920, il prend alors conscience de la possibilité d’un langage universel avec ces représentations schématiques et stylisées. Il poursuit cette découverte avec ses constantes visites au Musée d’ethnologie du Trocadéro et se fait un répertoire de signes dont certains, comme le masque Olmèque, sont repris directement dans nombre de ses compositions : Constructif en blanc et noir, 1932, par exemple. Torres-García a trouvé là un langage visuel figuratif, mais non descriptif. Comme le note Valérie Flechter : « il a la conviction que ces images archétypales composées de formes géométriques basiques peuvent exprimer toutes les cultures. »9

Cette découverte lui permet de trouver une synthèse pour associer des éléments abstraits et figuratifs dans une même ?uvre, d’où découlera le constructivisme universel. Son répertoire de signes est celui du présent éternel  et ne se limite donc pas à ceux des cultures primitives. Dans leur mise en relation avec ceux de la vie moderne et de la communication : bateau, ancre, boussole, compas, par exemple, ils sont la métaphore des relations internationales, des liens culturels et économiques entre nouveau et ancien monde.

Torres-García cherche à relier le plan universel de la vie à ses données intuitives. Ses compositions sont des cartographies de l’univers mis à plat, des casiers de signes ou des tables de loi afin de déchiffrer le monde et le cosmos. Les objets de l’activité humaine voisinent avec celles du sacré comme les temples ; chaque chose représentée n’est que la répétition d’un monde originel où les traces du sacré se lisent dans le profane.

Tout est signe, tout est cycle, comme le proclame la loi de Thot de l’Egypte ancienne, aussi son ?uvre est celle de l’éternel retour, (Mircea Eliade). Le passé n’est que la préfiguration du futur10.Torres-García contredit le constat romantique de la disjonction du passé, du présent et de l’avenir et du retrait de l’éternel. Les questions visuelles d’ordre et d’unité sont déterminantes. Ses ?uvres sont construites en deux niveaux : un premier qui reprend la subdivision de l’espace néo-plastique avec une structure abstraite (rectangles et carrés), créée par le croisement des verticales et des horizontales dont les écarts sont conçus selon le nombre d’or ; un second niveau celui des pictogrammes, figures stylistiques basiques qu’il ordonne avec une liberté « inconsciente » et intuitive. L’effet de collage entre les niveaux de lecture de sa peinture crée un espace semi-profond qui n’est pas sans rappeler le cubisme analytique.

Mais, comme le souligne très précisément Nicolas Arocena, « la structure géométrique et les symboles ne peuvent être isolés, ils appartiennent tous les deux à une vision néo-platonicienne de la vie elle-même »11. Il ne faut donc pas dissocier ces deux niveaux de compréhension, c’est dans un même plan, (utilisant ainsi une figure de style philosophique) que travaille Torres-García, ce qu’il cherche c’est le Un néo-platonicien. Torres-García est imprégné de la philosophie pythagoricienne et platonicienne, nul n’entre ici s’il n’est géomètre, formule initiatique de Platon, pourrait s’appliquer à son ?uvre. La théorie de Platon est celle de la disjonction du sensible et de l’intelligible. Logos et muthos dialoguent et l’intelligible n’est accessible que par les symboles (figures autonomes qui ne sont pas des métaphores du monde sensible) et les mathématiques. Par sa géométrie, issue des mathématiques pythagoriciennes, avec l’utilisation du nombre d’or, associé aux symboles, (les pictogrammes), les ?uvres de Torres-García et le constructivisme universel se définissent par une recherche de l’unité absolue.

Il faut aussi noter la surface tactile de ses peintures, elles se rapprochent de la fresque. Il peint aussi sur des matières grossières comme des toiles de jute, sur du bois avec des imperfections et des traces de découpe ; ce qui rompt l’unité et l’uniformité du plan. Au contraire, pour celles de Théo Van Doesburg ou de Mondrian, la marque du passage du pinceau ou toute matérialité rappelant la main humaine sont réduites, voire bannies. C’est l’aspect de fini mécanique qui est recherché : le tableau n’étant perceptible qu’en tant que plan pictural. Pour Tomàs Llorens12, ces différences de matérialité traduisent deux notions contraires que l’on retrouve dans le terme d’art concret chez Van Doesburg et dans celui de construction chez Torres-García.

« Se libérer pour un artiste, c’est entrer dans le plan de ce qui est plastique.

Le fait que nous ne nous appuyons que sur des éléments concrets ne veut pas dire que l’?uvre doit être sans figuration, car elle peut être ou ne pas être figurative. Au contraire, le concret absolu (le dit art abstrait), le néo-plasticisme par exemple, de même que la copie photographique, sont des extrêmes qui, je crois doivent être condamnés. Dans le fond de tout ordonnancement plastique nous devons exiger que d’une façon ou d’une autre, il y ait la nature, d’où nous devons partir. »13

L’art de Torres-García, peut se comprendre comme « l’expression simple d’une pensée complexe » reprenant les termes employés par Mark Rothko et Adolph Gottlieb pour décrire leurs recherches artistiques14. Ces deux artistes américains continuent, dans les années 40, sur la voie de Torres-García à revendiquer face à l’abstraction pure, le mythologique et l’art archaïque. Le parcours artistique de Torres-García pourrait être rapproché de celui d’un autre américain Mark Tobey qui, dès les années vingt, revendique pour sa part un retour à la simplicité de l’art par la rencontre des cultures. La calligraphie orientale sera pour lui déterminante. L’art de ces deux artistes est conçu en un langage universel qui a la capacité d’exprimer les nécessités intérieures.

Vieira da Silva et la prédestination de l’espace

« Quand je peins, je calcule, oui, je suis toujours en train de calculer toujours. Je calcule le dosage de tel millimètre. Le dosage de la densité. La correspondance de telle tache avec telle autre tache. Le tableau se fait uniquement avec ça… La littérature, la pensée, ça n’existe pas quand je peins. […] Que de fois je modifie une tache minime, si minime que personne ne la voit, et il me semble que le tableau trouve sa force quand je fais cela. » Maria Helena Vieira da Silva15

L’?uvre de Vieira da Silva ne bénéficie pas de la richesse d’argumentation théorique de Torres-García, son accès et son développement ne sont compréhensibles que dans le silence du regard. Ces années de 1929 à 1949 sont une quête obstinée de déclinaison de l’espace, elle recherche un moyen terme entre la frontalité et la profondeur. Le quadrillage, support de vibrations chromatiques qu’elle découvre toile à toile, sera sa solution pour affronter les données du plan et de la continuité surface-profondeur avec ses constantes ruptures du point de vue. L’espace de sa peinture est à la fois construit et déconstruit, il est celui de l’illusionnisme perspectif évoquant par le miroitement de formes, le labyrinthe de l’esprit.

Le temps de la peinture chez Vieira da Silva est celui de la perception de l’espace, il résonne par une petite tache de gris posée avec une obstinée rigueur. Une tache qui stabilise le chaos, qui convoque tous les fantômes de la peinture, mais qui éclaire aussi afin de rendre sensible l’entrée dans le tableau — dans ses plans. Une tache, barrage à la catastrophe. « La catastrophe fait tellement partie de l’acte de peindre qu’elle est déjà là avant que le peintre puisse commencer sa tâche. »16

Chaque peinture de Vieira da Silva est une expérience, chaque point, ligne, plan, creuse la surface et repousse toujours les limites de la profondeur du tableau. On devine l’artiste face à ses peintures, à la recherche de la porte ou du passage qui l’emmènera encore et toujours plus loin. Traversée de peinture par la géométrie qu’elle fait à coeur et à livre ouverts — la porte de la Loi de Kafka ou celle toujours disproportionnée d’Alice. Chaque être a sa propre porte à découvrir, puis à ouvrir — celle des illusions ou des rêves qui se réalisent.

Cette porte (ce terme revient souvent dans ses propos) est sa loi et sa foi en la peinture, passage à travers sa Forêt des Erreurs fructueuses (reprenant ainsi un titre de ses ?uvres)17. La peinture est une expérience indicible pour le peintre et son regardeur. Ainsi, elle brise toute continuité et tout classement définitif du temps. Les ?uvres figuratives de Vieira da Silva, particulièrement celles des années 1930 (Autoportrait, 1930 ou le magistral Marseille Blanc, 1931), témoignent d’une grande compréhension de l’?uvre d’Henri Matisse, celle du rendu de l’espace par les pans de couleur, le rythme et la conciliation de la couleur et de la lumière. Mais elle a aussi été fascinée par la vibrante peinture de Bonnard, par sa fusion colorée qui fixe l’éblouissement de la lumière sur les motifs du réel. L’?uvre de Vieira da Silva se déploie à la fin des avant-gardes ; elle a synthétisé nombre de leurs problématiques en suivant la voie de Torres-García, celles du cubisme originel et de l’abstraction et de la figuration. Elle a été aussi marquée par Wassily Kandinsky et par Frantisek Kupka. Une autre influence est celle de Paul Klee, lui aussi cherche à montrer une nature en puissance, un monde intermédiaire. 

« Je l’appelle entremonde, parce que je le sens présent entre les mondes que nos sens peuvent percevoir extérieurement, et qu’intérieurement je peux l’assimiler suffisamment pour être capable de le projeter hors de moi sous forme de symbole. »18

L’art de Klee est celui de la jonction d’une pensée plastique rigoureuse et d’un recours à l’instinct et en cela, il n’est pas éloigné de celui de Torres-García. 

« Une ligne se charge d’un élément temporel au fur et à mesure de son développement. Il est clair que le cheminement s’inscrit dans le temps alors qu’une surface est plutôt perçue dans l’instantané (…) L’élément linéaire entre de la sorte en relation réciproque avec l’espace imaginaire. » Paul Klee19

Si Vieira da Silva a une riche connaissance de l’art européen, son ?uvre est aussi en résonance avec la peinture américaine, comme avec celle de Mark Rothko. « Je ne pense pas que le problème fut jamais d’être abstrait ou représentatif. C’est seulement une question d’en finir avec ce silence de la solitude, de respirer, d’ouvrir ses bras à nouveau. » Mark Rothko20.

Rapprocher la peinture de Vieira da Silva et celle de Rothko efface les différences, voire les contradictions parfois trop facilement entretenues entre Ecole(s) de Paris ou de New York. Si l’on regarde Les Drapeaux rouges, tableau de 1939, nous sommes proches des Color field paintings, bien avant que Clément Greenberg les théorise dans les années 1950. Par la construction où s’unissent la palpitation par la couleur, et le saisissement et l’immobilité par les lignes, Vieira da Silva, alors âgée de trente ans, « déclare » l’espace et annonce le devenir de la peinture de l’après-guerre. Cet espace se propagera de toile en toile. Dans un des chefs-d’?uvre de la collection Berardo à Lisbonne, Composition de 1948, on perçoit comme chez Ad Reinhardt, la pureté tonale des mosaïques de couleurs, leur miroitement saisi dans le gris dynamique21 décrit l’illimité de la peinture, alors que les lignes incisives du premier plan limitent l’effet illusionniste. Vieira da Silva n’évoque pas l’infini du tableau par la couleur pure ou par la perspective avec son point de fuite, mais par la notion de l’ubiquité du regard, en référence aux Primitifs italiens de Duccio à Uccello et à ses Batailles qui l’ont beaucoup marquée. Cette transcription de l’ubiquité du regard, c’est-à-dire d’un point de vue non fixe et sans hiérarchie, est due à l’étrange accord, tout le long du Quattrocento de la perspective renaissante (qui depuis Giotto ordonne peu à peu l’espace de représentation) et celle de la perspective inversée de l’iconographie Byzantine22, résiduelle dans cette fin du Moyen-Âge.

La Scala ou les Yeux (1937), avec sa farandole d’yeux qui se déploient dans un espace de projection en apparence fini, illustre parfaitement cette recherche de la multiplicité des points de vue, de la vibration de l’espace avec toutes ses sensations. Maria Helena Vieira da Silva s’est livrée dans toutes ses ?uvres à un perpétuel arpentage du tableau afin de l’étirer à l’infini.

Elle a affronté le chaos, mais lui a fixé un espace de concentration, d’où semble jaillir l’univers saisi dans toutes ses dimensions. Toute ?uvre est découverte d’un chaosmos, selon un précis néologisme de Joyce, extrait de Finnegans Wake. Sa résidence au Brésil (1939-1946), ce pays aux richesses multiples et complexes, ce pays de la turbulence des couleurs et des sons, l’a affirmée dans ses audaces. Ces temps de douleur et d’inquiétude d’un monde en guerre la mènent vers la peinture ; elle y réalisera ses déchirants Guernica : Le Désastre ou la Guerre (1942), Le Calvaire (1942), L’incendie I et II (1944), mais aussi La Partie d’Echec (1943). Cette ?uvre annonce ses chefs-d’?uvre d’après-guerre, saisis entre continuité et discontinuité spatiales tels : Le Ballet ou les Arlequins (1946), Les Joueurs de cartes (1947-1948), Normandie (1949), Intérieur Nègre (1950), Composition, Le Rêve (1949-1950)…

Après ces années, l’?uvre de Vieira da Silva va continuer à se développer en blocs de mémoire affrontant tel Frenhofer, « la muraille de peinture ».

« Ma peinture n’est pas une peinture, c’est un sentiment, une passion. Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge et n’en sortir que vêtue. » Mais aussi : « Il a profondément médité sur les couleurs, sur la vérité absolue de la ligne ; mais à force de recherches, il est arrivé à douter de l’objet même de ses recherches. Dans ses moments de désespoir, il prétend que le dessin n’existe pas et qu’on ne peut rendre avec des traits que des figures géométriques, ce qui est trop absolu. »23

Sous l’incandescence de leurs ?uvres, lors de ces intenses vingt années de création, Torres-García et Vieira da Silva, entre opacité et transparence, ont affronté le chaos, celui de leur modernité artistique avec les membres dispersés de la peinture qu’il fallait rassembler24, mais aussi ceux universels de l’éternité, de la sacralité du temps. Les ?uvres de Torres-García et Vieira da Silva traduisent le passage du macrocosme au microcosme, l’âme est pour eux le contact entre les sens et l’intellect.

« La beauté est un résultat, non un but. Le but de l’?uvre d’art, à cause de sa condition spirituelle doit être une offrande, un témoignage, une prière si vous le désirez. »25 Joaquin Torres-García

« C’est de cet espace seulement, depuis les points que le maître d’?uvre établit à la surface de la terre, depuis les masses et les directions qu’il fixe au sein du bâtiment, que rayonne l’éclat d’un espace créé, un espace ferme et immuable, où le petit et le grand, le milieu et les fins, le haut et le bas, l’est et l’ouest ont valeur, y compris pour l’extérieur, dans le monde certes spacieux mais créé sans caractère spatial ; et cet éclat lui confère la qualité d’espace. […] Dans cet espace et dans sa nécessité, toute réalité corporelle qui séjourne en lui est désormais attirée. »26 

Eric Corne, Commissaire d’exposition.
Paris – Hossegor (juin – août 2008).

1 Joaquin Torres-García, Universalismo Constructivo, leçon 12, cité par Adolfo M. Maslach, Crosscurents of modernism, Four Latin American Pionner, p. 149, Smithonian Institution Washington DC, 1992.

2 Sur la relation Arden Quin, Torres-García, voir l’article de Domitille d’Orgeval : « Arden Quin, le grand passeur ».

3 Les photographies seraient entre autres : l’Atelier de Lisbonne (1939) et du Désastre ou la guerre (1942). Dora Vallier, Vieira Da Silva : chemins d’approche, éd. Galilée, Paris, 1982, p. 144.

4 Vieira da Silva, Monographie, p. 411, éd. Skira, 1993, Genève.

5 Où il résidera en 1920 et fera entre autres la rencontre de Stuart Davis.

6 La série des Collages de l’été 1929 de Joan Miró marquant l’acmé de « l’assassinat de la peinture ».

7 Le groupe de Puteaux (également connu sous l’appellation Section d’or) est le nom donné à un groupe d’artistes européens et de critiques liés à une branche du cubisme connue sous le nom d’orphisme. Le groupe s’est constitué vers 1911, à l’occasion des réunions régulières en vue d’échanger des opinions chez Jacques Villon à Puteaux, alors un village de la banlieue ouest de Paris. Le groupe de Puteaux a adopté ce nom afin de se distinguer de la définition plus étroite du cubisme développée auparavant par Picasso et Braque à Montmartre.

8 Torres-García est né à Montevideo en 1874, son père décide en 1891 de retourner vivre en Catalogne à Mataró, son village natal. En 1892, ils vont s’installer à Barcelone où Torres-García reçoit une formation néo-classique.

9 Crosscurrents of modernism, Four Latin American Pioneer, Smithsonian Institution Washington DC, 1992.

10 Le mythe de l’éternel retour, p. 107, Folio Essais, 2001.

11 Correspondance avec Nicolas Arocena, j’en profite pour le remercier de son engagement précis autour de l’?uvre de Torres-Garcia et de ses nombreux éclairages. Pour la notion du néo-platonisme chez Torres-Garcia, se reporter à l’ouvrage : Torres-García : Dibujos from the collection of Alejandra, Aurelio and Claudio Torres. Textes de Kosme de Bara-ano, Thomas Llorens, Nicolas Arocena, BBK, 2000.

12 Tomas Llorens, « La Peinture constructiviste de Paris », in Joaquin Torres-García, p. 177, éd Hazan, Musée de Strasbourg, 2002.

13 Joaquin Torres-García, cité par Guido Castillo. Le retour de Torres-García, p. 209, ibid.

14 Lettre au New York Times, 1943, l’Abstraction américaine, p. 82, RMN, 1999.

15 Bernard Noël, Vieira da Silva dessins, L’Atelier des Brisants, 2002, p. 19.

16 Paul Cézanne, cité par Gilles Deleuze, séminaire sur la peinture, « La Voix de Gilles Deleuze », Université Paris 8.

17 Huile sur toile, 1941, 81 x 100 cm, col. privée, France.

18 In Discours, Figure, Jf Lyotard, p. 224, éd, Klincksieck, Paris, 1971.

19 Extrait des cours à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf, 1931 in catalogue Paul Klee, Fondation Maeght, p. 30.

20 Cité par Claudine Humblet, La Nouvelle abstraction américaine : 1950-1970, Skira, Seuil, 2003, p. 47.

21 Delacroix parlait de cet autre gris, le gris du vert/ rouge. Ce n’est pas le même gris, évidemment. Kandinsky appelle le gris vert/rouge un véritable gris “dynamique”, dans sa théorie des couleurs. C’est celui de Vieira.

22 La perspective inversée restitue sur une surface plane l’univers tridimensionnel tel qu’il apparaît à un regardeur situé au c?ur de celui-ci, autrement dit, elle traduit le mouvement prospectif de l’?il vers son point de fuite virtuel. Le peintre d’icône peint le mouvement projectif de l’espace au devant du spectateur à partir d’un point à la fois central et invisible. L’horizon du visible se déploie alors non en arrière et ne fuit pas, mais il se déploie au contraire en avant, à la rencontre des spectateurs virtuels. Voir Antoine Lévy, Le créé et l’Incréé, Librairie Philosophique J.Vrin, p. 449 et les théories de Florensky.

23 Honoré de Balzac, Le Chef-d’?uvre Inconnu, Paris, Folio / Gallimard, pp. 60 et 54.

24 Comme on se doit à chaque époque de rassembler les membres d’Osiris, Terme d’Ezra Pound, 1911, utilisé dans la revue The New Age. Il donne aussi le titre d’un des livres de Pound traduit en français, publié par les éditions Tristram en 1989. 

25 Joaquin Torres-García, cité par Adolfo M. Maslach, ibid, p. 157.

26 Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, Paris, Seuil, 1982, p. 420.