Textes d'Eric Corne / Eric Corne's texts
États de réalité non ordinaire sur Alexandre Joly
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S’il est un monde des esprits encombré par des épaves de toute nature de notre civilisation mercantile et militaire, si la porte qui sépare notre monde de l’autre vient à être entrouverte, nous allons avoir à faire à des foules équipées de petits transistors bas de gamme et de magnétophones à 5 dollars de Hong-Kong qui pénétreront en cette nouvelle Hydesville1.

Les installations d’Alexandre Joly diffusent la sourde violence de l’arrachement et d’une farouche découverte du monde et de ses apparences. Cette immersion dans les paysages et les territoires arpentés par l’artiste depuis son enfance ne cessent de s’exposer à son regard, il les reconstruit-déconstruit par les œuvres. Mais elles demeurent des terres étrangères ; la surface des choses et des êtres se glisse dans nos obscurités intérieures. Face aux paysages, ceux qui se réfléchissent en nous, il est nécessaire d’être aux aguets avec l’inquiétude de la contemplation, afin de retrouver l’énergie, les esprits ou même les poltergeist (esprits frappeurs) qui y sont peut-être emprisonnés. Les circuits électriques sont une extension de ces esprits, les œuvres d’Alexandre Joly font écho à l’univers de Castaneda2 avec ses notions sur les forces du silence et sa compréhension de l’univers en une agglomération infinie de champs d’énergie ressemblant à des fils de lumière. S’agenouiller devant une multiprise, écrit l’artiste, mais le chaman avait dit : Sache bien que l’arme la plus efficace d’un homme, c’est d’avoir réduit au minimum sa part de comédie 3. Le personnage du chaman relie la parole à l’âme, l’être, dans sa condition existentielle, pris dans l’effort renouvelé du rituel et de la transe, dans le cosmos. Le mythe par la transe ou le regard permet un re-conciliation avec ce dernier, avec ses univers, ses mondes souterrains, terrestres et célestes4.

Regarder, découvrir, traverser une installation d’Alexandre Joly, c’est entrer dans cet univers où les visions de l’enfance ont impressionné le visible en plusieurs seuils de compréhension. Elle s’éprouve comme le brouillard matinal sur un lac, rythmé par l’appel nasillard des canards, le bruissement des roseaux foulés et par le froid et l’humidité qui saisissent les os. Mais, doucement, entre gestes et attente, le miracle va arriver, par chaque minute du regard : l’étang va devenir lac, mer, Infini. La surface de l’eau dans certaines œuvres (Cendra Wasi, 2007) vibre en ondes perpétuelles sous le flux électrique, ce miroitement infini et artificiel traduit dans un même état le champ électrique et les douces ondes d’un lac. Lac de Yasunari Kawabata où seuls les reflets sont promesses et illusions de rencontre entre deux corps étrangers, ou Lac des Cygnes avec ce sortilège qui transforme la belle princesse en cygne le jour, seule la nuit la découvre femme.

Le regard exorcisé nécessaire pour voir les œuvres de Joly est celui des enfants du film La Nuit du chasseur de Charles Laughton, avec ce passage initiatique où l’échelle des êtres, des arbres ou des animaux est proportionnelle aux inquiétudes de l’enfance. Mémoire intuitive où haine et amour se fracassent contre la présence rassurante d’une poupée, muet trésor d’enfance. Alchimie du silence, des larmes et de l’amour, par ce temps qui n’est ni retrouvé, ni perdu mais aboli dans les rêves ou les cauchemars.

Les installations avec les animaux, pour Alexandre Joly, tels ces fragiles écureuils (Électro-acupuncture, 2006) ou corneilles empaillés (Composition pour cinq corneilles, 2006) peuvent être perçues comme des expériences désespérées pour leur réinsuffler la vie grâce à l’acupuncture sonore faite de piézos : petits haut-parleurs soudés à des aiguilles piquées en des points particuliers de l’animal. Ces œuvres, mais aussi celles utilisant des peluches (Réunion de peluches autour de zootropes installées sur des tourne-disques, 2004 ou la performance La chambre de l’ours, 2006) évoquent une palingénésie partielle, celle de l’impossible deuil des émotions enfouies dans les peluches de l’enfance, objets transitoires de l’attachement à l’inanimé. Ce temps de l’enfance est celui où les mythes, les traces du sacré, leurs forces primitives, voire leur mémoire se superposent à la matérialité du monde, sa chronologie et à ses persuasions sensorielles.

Y a-t-il un seul ange déchu, un seul moineau écrasé,

Qui ne soit un glorieux Phénix5 ?

Le vol cotonneux d’un canard empaillé effrite la rumeur d’un réseau électrique (Le coup du Lapin, 2006). Familiers, étranges ou inconnus, les objets qui composent ses installations sont toujours sophistiqués ou très humbles, mais laissent toujours percevoir leur précarité. Ces constellations d’objets sont ses materia prima, au sens de l’ultime matière de Paracelse6 que l’artiste respatialise par l’alchimie de l’installation.

L’œuvre d’Alexandre Joly se caractérise par la manière dont elle intègre les perceptions du paysage à une pratique artistique et par l’exubérance de son style visuel qui s’oppose aux surfaces lisses du minimalisme ou à la neutralité de l’abstraction. Comme les Américains Mike Kelley ou Paul McCarthy avec ses cochons mécaniques, ses sexes en tête de pomme, Alexandre Joly lie ses histoires personnelles, sa biographie en quête d’auteur assumé, à une histoire culturelle, plus vaste, où la construction-déconstruction poétique structure ses installations.

En décembre 2005, le critique d’art Jerry Saltz (de l’hebdomadaire Village Voice) cita Day is Done de Mike Kelley comme un exemple novateur de clusterfuck aesthetics («esthétique du foutoir»), une tendance de l’art contemporain par rapport à l’ère du multimédia envahissant. Mais pour Alexandre Joly, si, à première vue, certaines installations se proposent comme un grand foutoir, chaque élément trouve sa logique innée, sa traduction symbolique. Car son œuvre est aussi le fruit d’une connaissance technique très précise qui requiert toujours du spectateur une attention, un processus de compréhension et de perception pour en révéler la dimension psychique. Et en cela, il faut nous tourner vers un autre américain, Paul Thek, et ceci non seulement pour l’usage dans ses installations d’oiseaux et plus généralement d’animaux empaillés. À Amsterdam en 1969, Paul Thek écrivait : «Je parcours le sol de l’océan, je flotte au sein de la mer. Les eaux sont les seules choses qui m’aient jamais réconforté7

Certaines œuvres d’Alexandre Joly sont des images archétypales, proche de la représentation religieuse ou magique comme Le repos du guerrier, 2007, tapis en plumes de paon, véritable Mandala8 qui pourrait évoquer un espace communautaire et sacré — mais l’artiste parasite ce sentiment par une petite musique, comptine enfantine ironique. Les plumes de paon sont récurrentes dans plusieurs œuvres comme ces kayaks métamorphosés par le recouvrement des plumes et installés au faîte des arbres tels des oiseaux. La plume fait l’oiseau car elle est liée à des rituels d’ascension céleste, de clairvoyance et de divination : on peut y voir une injonction à dépasser ce jeu stérile de séduction pour créer de nouveaux rapports moins superficiels et se libérer des pesanteurs de ce monde, pensons en cela à Rebecca Horn et à son œuvre d’émancipation corporelle.

Il y a aussi chez Alexandre Joly, au côté de la métamorphose sémantique, celle de la matière. Ainsi dans l’ambiguïté d’apparence la plume de paon ressemble aux algues chlorophytes des rivières. Ces kayaks apparaissent là beaucoup plus inquiétants, comme des vestiges de l’immersion de la terre, de minuscules arches de Noé. Les références alors deviennent nombreuses : barques solaires ou funéraires en recherche de l’arche de l’Alliance. Les plumes par la brillance nous ramènent aussi vers les cristaux, autre matière de prédilection de l’artiste, qui dans leur miroitement évoquent de lointaines étoiles. Ainsi dans ces métamorphoses, la mort saisit le vif et réciproquement. Nature morte ou même still life, n’est-ce pas contradictoire ? Il les éprouve en épilant un cactus et lui remplace ses aiguilles par de l’acupuncture : survivre, se transformer ? Toute œuvre est découverte d’un chaosmos, selon un précis néologisme de Joyce.

Le but de l’art, avec les moyens des matériaux, c’est d’arracher le percept aux perceptions d’objet et aux états d’un sujet percevant, d’arracher l’affect aux affections comme passage d’un état à un autre. Extraire un bloc de sensations, un pur être de sensation9.

La notion d’un «Unheimlichkeit» de Sigmund Freud éclaire aussi son œuvre, ce terme composé de la racine Heim : le lieu intime, et qui se traduit en français par «inquiétante étrangeté». Ce mot décrit l’effrayant des choses, pourtant familières, comme si les objets, les lieux et même les êtres s’émancipaient de tout contexte et se révélaient sous une apparence inconnue et incompréhensible. L’inquiétude vient aussi de la dangerosité (maîtrisée) de certaines installations d’Alexandre Joly, où les prises électriques voisinent les sources aquatiques. Elles évoquent aussi la fin d’une familiarité ou plus justement d’un continuum entre l’être et son environnement.

Se distancer des choses au point d’en estomper maints détails, d’y ajouter beaucoup de regard, afin de les voir encore — ou bien regarder les choses par le biais d’un certain angle — ou bien les placer de telle sorte qu’elles ne s’offrent que dans une échappée — ou encore les considérer par un verre colorié

ou à la lueur du couchant — ou enfin leur donner une surface, un épiderme qui ne soient tout à fait transparents10.

Ses installation-machines sont construites sur de précises techniques du son et de l’électronique. Machines intelligentes dans un monde où le pouvoir machinique de l’intelligence artificielle contrôle toute vie et sa mesure. Mais ses dispositifs sont toujours fragiles, vulnérables, ils investissent le sensible de notre immersion en elles comme dans un paysage intérieur. Et comme le rappelle Malebranche, l’esprit sort par les yeux pour aller se promener dans les choses, puisqu’il ne cesse d’ajuster sur elles sa voyance11. Les mouvements répétitifs de certaines œuvres sont des scansions, des tressaillements de sens, ritournelles ironiques, manège d’une vache taxidermisée qui tourne indéfiniment au rythme du son hard-folk d’une musique hawaïenne (Tropical corner, 2007). Cette installation évoque la nature soumise par l’homme pris dans sa propre mécanique inlassable et monotone, prisonnier du temps et de ses limites. La vache, saisie dans ce mouvement régulier et cette ritournelle12, apparaît dans son devenir train, son devenir manège, son devenir momie.

Dans ses installations, le son est là pour saturer l’espace, l’aggraver ; cantilène monotone, il donne forme au présent de l’œuvre et à son espace — il le cadence. Ces matériaux acoustiques, créent de la présence hétéronymique face à l’installation et contredisent parfois l’impression visuelle, sa mise en scène avec sa débauche de matières du vivant (plantes), de l’organique du synthétique et de la technologie. Le son est utilisé comme rythme, cadence ou perturbation, comment évacuer le son artistique pour retrouver le bruit pur, anarchique — un son à toucher à pleine main?

Généreuse, l’œuvre d’Alexandre Joly bouscule nombre de références, celles de l’Arte Povera à l’École californienne. Elle est inclassable, se découvre en seuils de compréhensions successifs, entre complexité et simplicité, où la vision et l’imagination de l’artiste créent du visuel et de l’image. Œuvre ouverte, en accueil comme on pourrait définir celle de son devancier Mario Merz : c’est à dire une œuvre structurée comme une constellation d’éléments qui se prêtent à diverses relations réciproques13, mais aussi celle de Giuseppe Penone, où l’objet se redécouvre sous le signe de la nature. L’œuvre d’Alexandre Joly est aussi celle d’une résistance symbolique, elle est liée au pouvoir créatif de la nature et à son inscription dans le temps de la vie humaine. Il mêle le prosaïque (peau de sanglier, vache, empaillée…) au raffinement (l’éclat du cristal, le miroitement des plumes de paon) à la subtile technologie des piézos, avec cet émerveillement et cette recherche permanente de la possible transmutation. Pour Alexandre Joly, le miracle est à portée de main, de fil électrique ou de performance, pour que chaque élément s’émancipe de sa condition, de sa gravité et retrouve son immatérialité idéelle. Peau de chèvres, peaux de vaches, deviennent des tapis volant, L’âme des choses est ce qui se rapporte au ciel (Zohar).

Tels Mario Merz, Joseph Beuys, Robert Smithson, Wolfgang Laib et tous les peintres qui ont exploré l’infini du paysage, de sa topographie à sa vision cosmique, son œuvre participe à renouer le dialogue métaphysique avec la nature.

La lumière qui nous crève les yeux est ténèbre pour nous. Seul point le jour auquel nous sommes éveillés. Il y a plus de jours à poindre. Le soleil n’est qu’une étoile du matin,  clame Henry David Thoreau dans Walden ou la Vie des bois14.

Eric Corne,
Paris, Mai 2008.

1 R.A Cass cité par Mike Kelley, cat. Sonic Process, Les éditions du Centre Pompidou, Paris, 2002, p. 169.

2 Carlos Castaneda (1925-1998, Pérou). Alors étudiant en anthropologie à Los Angeles, il rencontre un Indien, don Juan Matus, dont il devient l’élève. Son œuvre découle de cette initiation au chamanisme du Mexique.

3 André Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, éditions Gallimard, Paris, 1997, coll. «Folio», p. 44.

4 Lire le texte d’Anne Mounic «L’apocalypse de l’homme et des idées, l’Ange de la mort et l’inhumain : André Malraux (1901-1976) : Les Noyers de l’Altenburg (1943)», revue Temporel n°1 (www.temporel.fr).

5 Hubert Selby Jr, Psaumes, éditions Imho, Paris, 2004, p. 37.

6 Paracelse (1493-1541) fut un pionnier de l’utilisation en médecine des produits chimiques et des minéraux. Il a utilisé l’expérimentation pour développer les connaissances sur le corps humain. Ses vues tirées de la philosophie hermétique proclamaient que la maladie et la santé du corps dépendent de l’harmonie entre l’homme, le microcosme et la Nature, le macrocosme.

7 Paul Thek – The wonderful world that almost was, cat. MAC, 1997, p.154.

8 Mandala est un terme sanskrit signifiant cercle et, par extension, sphère, environnement, communauté.

9 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la Philosophie, Les éditions de Minuit, Paris, 1991, p. 158.

10 Nietzsche, Le Gai savoir, Club français du livre, Paris, 1957, p. 289.

11 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, éditions Gallimard, Paris, 1964, coll. «Folio», 1980.

12  «Ritournelle (de l’italien ritorno, ritornare, petite musique qui se répète) : Forme de retour ou de revenir, notamment musical, lié à la territorialité et à la déterritorialisation, et fabriquant du temps.» (Arnaud Villani, «Ritournelle», in Le vocabulaire de Gilles Deleuze (sous la direction de Robert Sasso et Arnaud Villani), Les Cahiers de Noesis n°3, Printemps 2003, p. 304.

13 Umberto Eco, L’œuvre ouverte, cité par Béatrice Parent : «Mario Merz : Le souffle de la liberté», p. 54, Arstudio n°13, 1989.

14 Éditions Gallimard, Paris, 1990, p. 332.