Textes d'Eric Corne / Eric Corne's texts
Pierre Klossowski La Légende dorée
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Aussi savante ou subtile que soit la manipulation figurative, le dépôt conséquent ressemblera ou bien simulera. La tendance immédiate est de considérer comme équivalents les deux résultats alors qu’ils ne relèvent pas d’une même nature. Mais il y a si longtemps que l’on confond illustration et figuration que ce serait à désespérer si la seconde, dans sa vive conscience, n’en tirait pas avantage pour s’intensifier sous le masque de la première. Certains, à la faveur de ce malentendu, réinventent la vie tout en faisant mine de la copier.
L’opération qui s’effectue de cette façon est d’autant plus efficace que plus discrète, c’est qu’elle suppose un sacrifice, acte presque incompréhensible aujourd’hui surtout quand il doit – comme ici – mettre sous un couteau invisible des pensées qui, par cet attentat contre elles, prendront corps. Sacrifier l’invisible au visible s’apparente, dirait-on, au mystère de l’incarnation : il s’agit pourtant du contraire.
La pensée ne prend corps que sous le couvert d’un semblant pour la raison qu’en dépit de cet avatar elle demeure originelle dans le bloc de sa permanence tandis que toute chose qui prend chair se consume dans son présent. Devenue figure, la pensée simule donc ce que, par nature, elle ne saurait être afin de confronter son auteur – et à sa suite son spectateur – à la tentation de la dénaturer en la traitant comme une simple image. Or la traiter ainsi, c’est la cantonner dans le monde déjà fini dont elle a pris l’aspect, elle qui n’utilise le stéréotype de la réalité que pour en dénoncer la finitude.
La chair dont s’habille la pensée est un leurre : elle n’est substantielle que dans nos yeux car elle doit son apparence au sacrifice qui, tout en la rendant perceptible à la vue, ne saurait la métamorphoser. Cependant, par un redoublement d’ambiguïté, la voilà pareille à ce qui, même peint, dessiné ou photographié, n’est qu’un rebut dérobé aux miroirs.
Ne se produira-t-il jamais une collision entre ce que projettent les corps et ce que projette la pensée ? La contemplation des dessins de Pierre Klossowski ouvre l’imagination à cette attente, mais ne sont-ils pas plutôt le lieu et l’instant où advient l’interpénétration impossible et cependant déjà effective – ou efficiente comme est parfois la grâce ? Le mystère est que la chair puisse être désincarnée dans sa vue même et qu’il s’ensuive une apparition définitive.
L’inattendu est d’apercevoir alors – mais dans un tremblement douteux qui veut différer le dévoilement – que si un sacrifice a pu rendre visible ce qui ne devrait pas l’être, ceci ne le devient qu’en se prostituant à son contraire, lequel aussitôt le couvre et paraît se substituer à lui. Pierre Klossowski devra donc se donner l’air de colorier la légende où sa pensée prend l’air du monde pour dorer la pilule de son inconsommable figuration. Au spectateur placé là-devant de faire l’autocritique de son regard ou d’avaler la pilule comme si Roberte faisait tout naturellement la sieste dans ses yeux.
En réalité, car il y a ici une réalité mais seconde, et relevant toute de la réflexion au lieu de s’épancher dans le reflet, la geste de Roberte comme celle du Baphomet et des mythologies figure l’acte de prostitution qui la fonde et la conditionne sauf que Pierre Klossowski a eu le génie de dissimuler cet acte en le redoublant dans ce qu’il présente comme le sujet de son dessin. Ainsi, pris au jeu d’un renvoi qu’il ne voit pas, le spectateur peut s’abandonner à la séduction d?un érotisme intelligemment suggestif cependant que, derrière l’apparence, n’en finit de s’accomplir le sacrifice.
Il suffirait pour y assister en pensée de s’appuyer sur l’évidence qu’où paraît l’image disparaît le corps mais cette connaissance saurait-elle couper net les effets ordinaires de la représentation quand ils ont le pouvoir de provoquer l’appétit charnel ? Ledit appétit s’anime au contact du leurre à peu près comme la foi s’excite devant l’icône si bien que voici posé le problème de la présence réelle. Pierre Klossowski joue à merveille de ces perversions parce que son dessin les purifie, surtout depuis que ses crayons y répandent une lumière innocente.
La couleur en tout cas est un élément bien réel, et qui lave le regard dans son eau invisible quitte, dans le même temps, à l’emporter vers l’arrière-pays où, d’un sourire égal, Pierre Klossowski accueille ceux qui voient comme ceux qui ne voient pas.

Bernard Noël

Le trouble par l’image

Longtemps on n’a pu évoquer l’œuvre de Pierre Klossowski sans que l’érudit interlocuteur vous avisât que si les romans et les essais étaient dignes de la plus haute admiration, les dessins n’étaient, eux, que violon d’Ingres d’écrivain.
Mais aujourd’hui maintes expositions, exhaustives ou anthologiques, ont établi la dimension et l’ambition singulières d’une chrestomathie d?images engendrées par une irrépressible pulsion obsidionale.
Cette fois encore ces tableaux de période incertaine, de style plutôt tardif, sont accrochés à des murs généralement dévolus aux productions de la dernière modernité : comme ce fut presque toujours le cas depuis l’exposition organisée par Johannes Gachnang à la Kunsthalle de Berne en 1981.
Comment le visiteur affrontera-t-il la présence insinuante de ces protagonistes flanqués des fantômes-témoins : Bataille, Blanchot, Foucault, Deleuze, Barthes, Butor et la suite ; Ils se jouent de nous, d’un mur à l’autre : leurs gestes restent suspendus comme dans ces jeux de cour de récréation où on ne bouge que quand celui qui s’y colle a le dos tourné. Tournons le dos, ils nous tirent sans doute la langue. C’est à se demander si tous ces êtres n’ont pas soudain interrompu leur pantomime pour voir résonner et raisonner leurs contemplateurs pantois. Ou, pire, derrière des glaces sans tain, ses anatomies ne se livrent-elles pas à quelque concours de solécismes signifiant le contraire de ce qu’ils exhibent.
Mais quel visiteur s’égarerait-il dans cette salle sans rien présumer du légendaire auteur de ces images ? Celui dont l’œuvre écrite au long de plus de cinquante ans a compromis ses lecteurs dans une intrigue théâtrale et théologique infinie dont l’effeuilletage rappelle l’entrebâillement d’un rideau rouge derrière lequel quelque tortueuse hérésie vient de se tenir ou va se passer. Celui dont le rire accompagne notre sidération face à ses propres machinations, dans le fatras des pensées et des œuvres électives qui sustentèrent notre vie, a conduit nos songes sur des sentes imprévues.
Revenons-en à cette douzaine de tableaux. Dans tous les cas, il s’agit d’œuvres exécutées aux crayons sur papier blanc. Les plus anciens réalisés il y a une quarantaine d’années sont des mines de plomb, dont trois portraits (« Michel Butor », « Roland Barthes » et « Denise à l’anneau et l’iris » ).
Ils sont là, cités sans doute selon les prescriptions des affinités électives, comme témoins d’une parodie de jugement, austères, distants, secrets, mais dissimulant délibérément une charmante exubérance. La finesse argentée de leur texture, cette « lumière de mercure » que loue alors André Masson, « spectrale et irradiante », fait miroiter graphiquement comme une réminiscence des situations autrefois écrites dans les livres.
Au milieu des années 70, la couleur apparut. Avec le concours des crayons de couleur, Pierre Klossowski s’en remet alors à l’injonction de la vision et dès lors la restitution de l’image a occupé l’étendue de son activité. Si l’« Esquisse pour Impératif catégorique, le Petit Rose », de 1975, est une mine de plomb, « Le Vent mistral » de 1972 est déjà rehaussé et « Les Barres parallèles II » sont entièrement en couleur.
Désormais, les tableaux seront exposés comme des peintures au crayon et même proposés comme des fresques mobiles. Leurs formats contiennent le plus souvent des personnages grandeur nature et d’une certaine façon, par extension du sol figuré au sol réel, les spectateurs eux-mêmes. Klossowski revendique l’immédiateté optique du visuel. « Le spéculaire, dit-il, a pris la place de la spéculation ; […] quitte à faire sentir mes visions à mes contemporains plutôt qu’à les leur faire comprendre ».
En effet, malgré la légèreté du trait, la diaphanéité de la matière, ne s’en diffuse pas moins la cruauté de l’obsession qui peut se délimiter par la distance prise avec tout le reste, l’abolition du temps historique et de ses lois chronologiques. Indifférents à la soumission moderne au courant dominant, ses simulacres se targuent de créer leur propre époque, d’habiter la représentation de l’irreprésentable : un temps, lieu du désir et de l’ironie, de la mort ou de l’immortalité où sont abolies les classiques structures.
D’ailleurs la fantasmagorie qui se joue devant nous n’est-elle pas tracée par des suppôts stéréotypes, qui, une fois le moment voulu dépassé, vont se désagréger, passer à d’autres rôles ?
J’entends comme un écho d’Antonin Artaud qui souhaitait, dans le « Théâtre de Séraphin », « avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré ».
Déjà, le savez-vous ? le piège a fonctionné : votre innocence de visiteur a volé en miettes : la volonté théologale du metteur en scène exige votre vigilance sans quoi toute la machinerie tournerait à vide. Mais la vigilance est aussitôt pervertie.
La charge érotique qui parcourt l’ensemble de l’œuvre s’intensifie d’aveux intimes alternés. Pierre Klossowski, voué à ses obsessions, s’en remettant à la dictée de l’image, fait jouer un rouage des dures lois de l’hospitalité pour contraindre le contemplateur au regard et profaner voluptueusement le corps exproprié d’esprits en suspens. « Je me confie au mutisme des figures ». Tu parles !
Et l’espace même de ces épiphanies de l’âme de plus en plus dépeint comme un décor de théâtre ou de cinéma ne va sûrement pas au-delà de la fenêtre du regard. Pourtant, dans l’énigme de la dramaturgie, sa présence figée sur le mur allume la même fièvre que les somptueuses fresques pompéiennes de la Villa des Mystères.
Quant à la réitération monomaniaque des thèmes, nous ne pouvons que consentir à l’éternel retour de scènes impliquant Roberte, Ogier et le Grand Maître, le Petit Rose, Diane et Actéon, Socrate : toute une distribution qui n’a d’égal que chez Shakespeare. Ici, par exemple : « La Récupération de la plus-value », « Les Barres parallèles », « Le Commandeur succombant à la pose provocante d’Ogier ».
Comme pour les machines de longue gestation et de grande fortune de Marcel Duchamp, « Nu descendant un escalier », « La Mariée mise à nu par ses célibataires, même », « Etant donnés’», la complexité du dispositif, la pluralité sémantique des signes n’a pas manqué d’occasionner, tant chez leur auteur que chez les critiques, une marée d’interprétations, exégèses, gloses, scholies. Comme chez Duchamp, la présence très flagrante, très hermétique d’une dimension « en plus » qui met en jeu le regardeur, déchiré entre la bouffonnerie des opérations et l’abyssale profondeur des enjeux, souligne la radicale singularité et à la fois l’universalité de cette oeuvre.
L’un comme l’autre, répondant par l’ironie aux dithyrambes, invoquent un total non-conformisme sexuel et les sources et références les plus humbles : affiches, divertissements forains, films populaires, parodies et Grand-Guignol ; ce que Maurice Blanchot nomme « l’hilarité du sérieux ». Et inversement.
Une rhétorique visuelle pleine de tropes forge un idiome à la fois de raide abstraction et de matérialisation visionnaire qui répudie sous les sarcasmes les normes admises.
Si on peut croire avoir trouvé dans les livres de Klossowski quelque parenté avec l’hétérodoxie de Raymond Roussel, Witold Gombrowicz ou Jorge Luis Borges, je ne vois guère dans l’histoire de l’art que Füssli, William Blake et Marcel Duchamp qui frôlent en quelques endroits cet étrange projet plastique qui semble parfois traduit du latin ecclésiastique. Notre profond sentiment de complicité nous assure que c’est dans le dérèglement systématique de l’intelligence que l’art peut espérer trouver de nouvelles forces pour demain.

Max Schoendorff

Ut pictura poesis
Roberte ou l’éternelle
dérobée…

Parce qu’en nous l’amour est
profane, car c’est
mortellement
qu’il s’efforce vers le ciel qui
est en vous !
HERMAN MELVILLE
Pierre ou les Ambiguïtés

C’est le même trouble que nous révèlent les dessins aux couleurs ténues de Pierre Klossowski et les peintures de Piero della Francesca, celui de la non-adhérence, de l’im-posture naturelle des figures humaines face au sujet mis en oeuvre. Cette humanité rendue à l’image est évocation et révocation des « mimiques » de la passion dont aucun plaisir (aucune souffrance) ne peut délier de l’étonnement initial.
Flagellés, attachés, pris, sur-pris, abandonnés, ces corps lascifs ou décisifs participent à un colloque mystique, celui de l’impassible démesure de Dieu (des dieux) dans l’impossible mesure humaine. Ces figures sont celles du silence non partagé ; elles taisent le « oui » du moment fatal et le gardent enclos dans la main humide ou scellé par les lèvres sèches.
Un oui qui ne peut se dire à nous spectateurs, irrésolus que nous sommes entre voir ou regarder, entre exclusion et éblouissement, car devant ces dessins nous sommes face à l’âme – une âme perçue comme un corps suspendu à deux barres parallèles.
Comme des dialogues d’âmes, les dessins de Pierre Klossowski doivent-ils être compris un livre à la main, les siens ou ceux avec qui il s’entretient par ses lectures et ses traductions ; Notre regard ne risque-t-il pas alors d’être en confusion de ce qui est à lire et à voir ? En effet, ils nous paraissent une in-conséquence de leur source littéraire, un refus de toute littéralité. Mais cette question n’illustre-t-elle pas notre ambiguïté face à l’image et notre désir de toujours trouver une médiation ? Expression d’un antique soupçon : celui d’être mis à nu par l’image – une mise à nu comme une mise à mort.
Ces dessins nous donnent la possibilité de déraisonner le texte, de voir par cécité et de perdre ce que nous n’avons pas. Une lutte en fait contre l’amnésie qui fonde notre humaine présence, face au mystère de notre origine d’où nous parviennent en écho assourdi le désir et la foi.
Image et verbe (peinture et écrit en formule laïque) s’inter-disent et c’est dans ce entre, ce grand écart, que nous devons regarder jusqu’à en exalter une possible jouissance.
Lire ce qui est à voir, voir ce qui est à lire, la réflexion et la spéculation de l’une à l’autre de ces propositions nous montrent la trace d’une unité perdue, où écriture et image ne faisaient qu’un – un même hiéroglyphe : signe et sens. La fascination de Bataille pour les grottes de Lascaux ne se comprend-elle pas ainsi, dans l’obscurité des cavernes, des hommes ont pensé et fait des signes comme des moyens termes.

L’indi-visibilité qu’interroge l’oeuvre de Pierre Klossowski est celle des deux natures : sexe et Dieu (intelligible et sensible en d’autres termes) et leur possible consubstantialité. Enigme qui trouve sa résolution dans l’amour du divin et l’amour profane ; sainte Thérèse d’Avila, Sade, une même mécanique : celle de l’amour, l’amor che move il sole e l’altre stelle et toujours la même mort, celle de ne pas mourir. N’est-elle pas là l’intuition et la tentation de l’artiste, ce qui le met à l’œuvre, l’agite ? Trouver la juste coïncidence du sexe et de Dieu (des dieux) même s’il ne peut qu’étreindre des ombres là où le soleil se tait , car le modèle – toujours – se dérobe. C’est cela l’histoire de la peinture, son drame, ce que nous montre l’image peinte dans sa fulgurance : cette « promesse » jamais tenue : trop ou pas assez de divin, trop ou pas assez de sexe, trop fade, trop riche, trop plein, trop vide…
La toile blanche comme la page blanche sont les ultimes assauts, pour en finir encore (et toujours) de rendre au visible ce point d’apparente hétérogénéité.
Point d’équilibre, point d’harmonie, Christ toujours plus sanglant, plus mort, plus vif, nu toujours plus nu, une courbe de sein, de cuisse, une ligne de fuite vers le sexe… Toujours nous sommes des Gulliver en terre étrangère tentant de régler notre optique pour mieux voir, comprendre ce qui se montre vraiment? Nous sommes des célibataires, même, de l’image.
Et pourtant Courbet L’Origine du Monde, comme une icône est une conjugaison du visible et de l’invisible et se laisse traverser. Gulliver, notre juste reflet dans nombre de compositions de Pierre Klossowski, nous mène à Roberte et à son origine.

Les dessins de Pierre Klossowski sont déjà « imaginés » par ses écrits et ses lectures. Ils sont même déjà décrits comme tableaux (ceux du peintre Tonnerre dans son roman La Révocation de l’Edit de Nantes ). Mais leur transposition au visible est au risque des tracés de main d’homme : risque de la couleur, risque des formes et des valeurs tactiles qui, en fait, dénient et délient l’image de sa conception mentale. Plusieurs versions (cadrages) d’un même thème (d’une même obsession) sont parfois nécessaires, afin que les dessins trouvent leur similitude dissemblable. Ils se nourrissent de l’histoire de la peinture à travers des prises et reprises à d’autres peintres, d’autres images : une nécessaire cordée pour éviter l’effondrement devant la muraille de peinture. En art, il n’est nul souci d’antériorité, Justine précédera toujours Sade.
L’art de Pierre Klossowski dans ses dessins est celui de la dissimulation, afin d’attirer (appâter) le spectateur vers une image qui semble se donner à voir en toute transparence. Mais le piège de ses images est qu’elles ne donnent rien à voir. Nous sommes devant elles, épuisés comme devant une strip-teaseuse qui ne révèle que son absence : voir et ne rien a-voir – Noli me tangere. La visée impossible du tableau est de nous convertir de voyeur (car l’on ne peut se convaincre que les « choses » nous regardent) en regardeur (en être regardé). C’est peut-être cela la loi de l’hospitalité que nous soumet l’image, et sa conséquence est notre métamorphose de chasseur en objet de chasse – Actéon.
Le démon était à la fois dans la chose qu’il faisait voir et dans celui à qui il faisait voir la chose, si l’on transpose le regard au démon dans cette proposition de Tertullien chère à Pierre Klossowski, elle nous semble garder une certaine coïncidence : le regard était à la fois dans la chose qu’il faisait voir et dans celui à qui il faisait voir la chose. Le regard comme le démon (ou l’ange) est notre médiateur.

Les dessins de Pierre Klossowski sont conçus comme sur une estrade de théâtre, nous sommes face à eux comme devant une représentation. Mais l’équivoque provient des figures aux gestes suspendus qui semblent s’émanciper de leur jeu et en contre-dire le sens narratif. Elles nous apparaissent ainsi stupéfiées par l’effraction d’un élément étranger : notre regard. La tension formelle des figures unie à la suspension du sens de ces dessins à plusieurs voies obscures du possible me semble résumer la force et la singularité de l’œuvre de Pierre Klossowski. Nous sommes devant et dans le tableau, là où la parole se tait.

L’ambiguïté initiale de la peinture, c’est le rapport singulier qu’entretient le peintre face à l’invisibilité du modèle : une irritation fructueuse qui le conduit à souligner cette invisibilité par un réseau de signes, des étant donnés. Roberte puisée à la source de l’intime de Pierre Klossowski, mais dans sa distance, comme une origine sans original est un pli de ce modèle.

Roberte interceptée, livrée, fustigée, initiatrice, empoisonneuse… Roberte des 4 Jeudis, bien que mille fois violée, elle garde sa virginité ; elle est l’éternelle dérobée aux apparences trompeuses des images qui sont, en reprenant la juste écriture de Maurice Blanchot, non closes sur elles-mêmes, mais en perpétuel tour, détour, désœuvrées d’elles-mêmes, de leur source .

Personne
ne témoigne pour le
témoin
PAUL CELAN
Renverse du Souffle

Eric Corne, décembre 1999