Textes d'Eric Corne / Eric Corne's texts
Les cendres de Pasolini Et celles des banlieues
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Un vent léger vient de la mer

C’est la guerre ; et si les jeunes filles rient c’est parce qu’elles sont saintes.1

Il y a trente ans Pasolini fut retrouvé assassiné, le corps détruit, aux abords de la plage d’Ostia, près de Rome, en cet endroit où comme le dit la légende Saint-Pierre aborda la côte italienne, où Virgile fit accoster Enée, où enfin, Dante plaça les âmes du Purgatoire. Ce meurtre est un portrait macabre de la vie et des obsessions pasoliniennes, là où la terre des Saints et des héros rejoint celle des « ragazzi de vita »; où la violence, la mutilation du corps du poète, spectre tuméfié, rejoint sa Passion. Cet anniversaire est contemporain de cet étrange moment où les banlieues françaises se sont mises à flamber. Je me permets de rapprocher et de me retourner vers ces deux évènements de la fin 2005,  afin de décrire la raison et l’intuition pasolinienne. Dans le singulier désert, politique et culturel que nous éprouvons quotidiennement, elles demeurent des oracles pour notre époque et son délitement « post-kitsh-moderne ».

Pasolini, dans un recueil de ses derniers poèmes, Trasumanar e Organizzar, reprend le terme de Dante transhumaniser, du premier chant du Paradis, là où la résistance des mots, le balbutiement de la langue ne se contraint pas à la déshumanisation. Toute son œuvre, en masques complexes, des films aux romans, des écrits politiques à la peinture, est un éternel dialogue, un douloureux appel perçu dans le regard qui brûle de passion, de désir et d’inquiétude devant l’effondrement qui guette, avec une vraie dignité, avec une fureur vierge de haine, comme il l’écrit dans son poème Meeting.

Mendier un peu de lumière pour ce

monde ressuscité en un obscur matin ?2

Son œuvre se délivre en passage d’histoire et de désir, il fouille le passé avec sa force transgressive, et s’oppose ainsi au tenant du modernisme consumériste et hédoniste, aux cyniques de la tabula rasa des années soixante, soixante-dix. Ce catholique, sans foi ni église, invente du récit  telle une épopée de vie en fragile luciole qui ne se maîtrise pas. Sa pensée est contraire à celle de l’individualisme a-culturel bourgeois de gauche, qui allait triompher dans les années quatre-vingt en Europe où les promesses de futur se sont définitivement tues dans les arrangements politiquement corrects. Au contraire l’œuvre de Pasolini, chant partisan face à la massification et à l’aliénation de la société de consommation, qu’il définit comme fasciste, nous traduit la vie comme une expérience incommunicable, parfois faite d’appréhension du monde, de chemins qui ne mènent nulle part et de gestes de pensées qui ne peuvent ni peser ni s’apaiser. « Nous sommes tous innocents de tout ce bruit, autour de rien, pour rien, de cette longue offense au silence où chacun baigne3. » (Beckett).

Après avoir quitté son Frioul natal pour Rome, Pasolini trouva un emploi, mal payé, de professeur aux abords de Rome ; par cette période solitaire de sa vie, il perçoit le secret de ses élèves et leur séduisante violence. Inquiétante étrangeté de ces jeunes gens des quartiers périphériques, de nos périphéries politiques, ceux d’Accatone, mais aussi ceux de nos banlieues. En eux, dans et sur leur corps, se lisent les stigmates de la sauvagerie, résistants à toutes domestications sociales.

La richesse de la pensée italienne de la seconde moitié du vingtième siècle, qu’incarne au plus haut point Pasolini, c’est qu’elle est, bien que marxiste, une persistante transcription du fait religieux et de son brûlant marquage de l’histoire humaine. L’inquiétude du sacré ou de la sacralité s’oppose là au mysticisme confortable de la fin du vingtième siècle. Pasolini nous livre ses dialogues avec les Evangiles et l’ensemble des questions irrésolues de notre présence sur terre, de notre transcendance entre ascendance et descendance… Saint-Mathieu ou Saint-François rencontrent la lutte des classes; Rome, les prostitués; les petits moineaux, les gros oiseaux; Toto, Maria Callas; la lumière, l’aveuglement; la jouissance rédemptrice, la souffrance…. Implacable déploiement de son œuvre qui n’a de cesse de combattre l’ex-nihilo et de révéler la présence des « anges nécessaires »4. Anges de nulle part, surpris dans le vol effréné entre ciel et terre où ils nous saisissent et retiennent notre chute ; anges et parfois démons, gardiens du seuil de la connaissance que nous ne pouvons nous résoudre ni à franchir ni à abandonner. Là où la Divine Comédie s’insurge dans l’humaine tragédie. Effraction et persuasion de sens, dans ce parcours tendu du sensible et de ses abymes où aucun chemin n’est définitivement tracé. Pasolini se découvre être la mémoire de Dante comme Virgile l’était pour ce dernier.

La singularité de nombre d’intellectuels italiens des années d’après-guerre vient aussi qu’authentiquement de gauche, ils n’ont fait aucun compromis avec les totalitarismes stalinien, maoïste, titiste, albanais, cubain… Le Parti communiste italien se lit dans l’héritage de Gramsci ; il est, ainsi que le définit Pasolini en 1974, un pays propre à l’intérieur d’un pays sale, un pays honnête à l’intérieur d’un pays malhonnête, un pays intelligent à l’intérieur d’un pays idiot, un pays cultivé à l’intérieur d’un pays ignorant, un pays humaniste à l’intérieur d’un pays consommateur. Un état dans l’état qui rassemble les énergies de tous les acteurs de la société, mais dont l’accession au pouvoir a été entravée par les attentats (Bologne, Milan…), enlèvement d’Aldo Morro, CIA, loge P2 (complot clérico-fasciste) et enfin le rette private, les chaînes de télévision berlusconiennes. Ces dernières ont achevé de détruire en 20 ans un élan démocratique singulier et généreux, un laboratoire de gauche et son projet de société. Il n’y a pas de morale à l’histoire.

En France, ces écarts fructueux ne nous ont pas été permis, l’ordre didactique et dogmatique a souvent figé la créativité des pensées de gauche ; le plan d’immanence n’a pu se lier à celui de la transcendance. Crimes et mensonges sociaux et politiques ont été absorbés et le cynisme de la communication politicienne s’est enfin substitué aux débats d’idées. Ici comme ailleurs, dans un monde sans projet collectif et sans promesse, nous voyons avec effarement et impuissance, la corruption, le pillage et l’épuisement apocalyptique de notre espace public et de notre environnement. Les continuels renvois d’ascenseurs ont détruit l’ascenseur social, il ne descend plus au rez-de-chaussée, ni bien sûr au sous–sol prolétarien (je souligne ce mot). Les banlieues sont devenues des zones, des friches post-sociales, sans espace politique et de négociation. Des femmes et des hommes y sont confinés, en quête d’histoire, la leur mais aussi celle de leurs parents : clef pour prétendre à un avenir, ici et maintenant, enfin, vraiment. Ils vivent la banlieue dans la persistante humiliation de leur passé en désaccord avec leur futur. Leur espoir, de n’avoir pas d’espoir5.

Pendant quelques semaines d’octobre et novembre 2005, les banlieues ont brûlé, pas toutes, seulement celles situées au nord et à l’est des grandes villes, le couvre feu martial s’est alors imposé puis sont venues pour résoudre cette crise les éternelles vacuités de l’ordre hiérarchique français : la formation d’élite et d’apprentis de 14 ans. Cette crise n’a pas permis de penser le chaos-monde (Edouard Glissant) avec l’intrication-répulsion des cultures et de leurs différentes temporalités. Tout projet politique, mais aussi toute aventure individuelle ne se font pourtant que dans et à travers la crise. Crise-création qui permet de devenir autre et de travailler la dialectique de l’espace intime et de l’espace public. A aucun moment la question de leur désir de vivre ne s’est posée face à cette auto-destruction que se sont imposés ainsi qu’à leurs proches, les jeunes des cités. L’autodestruction est toujours narcissique, Narcisse éprouve la douleur et se tue, sourd et aveugle à lui-même, il ne se reconnaît pas. Comme eux dans ces banlieues, car sous la confortable couverture médiatique de racaille, d’intégrisme, de communautarisme ou de passivité, rien ne leur est transmis. Le monde se transforme, la globalisation maquille chacun de nos gestes, mais le conservatisme frileux et catégorique des élites est là comme dernier et pitoyable rempart soliloquant : pourvu que rien ne bouge. Ces violences portent en elles l’indice de la précarité. Equilibres tendus en passerelles incommodes, l’espace construit des banlieues s’est révélé avec sa ruine imminente et son terrain vague du sensible. Protubérance sauvage, ces cités résistent à la salubrité industrielle et consumériste et déclinent l’espace contemporain. Elles lui retirent de sa puissance d’enveloppe absorbante et confortable où les objets se perdent dans l’utilitaire et dans le consommable, sans jamais être des signes effectifs, des projets. De Pasolini aux banlieues, de 1975 à 2005, se sont rencontrés les mêmes inquiétudes et incendies de désir, le sang bat sans possible consolation.

Contre tout cela, vous ne devez rien faire d’autre (je crois) que de continuer à être vous-mêmes : cela signifie être continuellement irreconnaissables. Oublier immédiatement les grands succès, et continuer imperturbables, obstinés, éternellement contraires, à prétendre, à vouloir, à vous identifier avec ce qui est autre ; à scandaliser ; à blasphémer.6

Eric Corne,
janvier, mars 2006.

1 Pasolini, Athéne, Poésie, Gallimard, 1990, p.320.

2 Pasolini, Meeting 1954 in Les cendres de Gramsci 1957, Gallimard, 1990, p.141.

3 Samuel Beckett, l’Innommable, cité par Jean Pierre Ferrini dans Dante et Beckett, Paris, Hermann, 2003, p.141.

4 Titre d’un ouvrage de Massimo Cacciari, aujourd’hui maire de Venise, Christian Bourgois, 1983.

5 Pasolini, Poésie, Pasolini, Sexe, consolation de la misère, Gallimard, 1990, p.503.

6 Pier Paolo Pasolini, Lettres Luthériennes, Seuils, 2000, Points, p.233.