Textes d'Eric Corne / Eric Corne's texts
AIMER sur Pierre Matthey
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que peut une créature sinon, entre créatures, aimer ?

Oui Pierre, que peut un peintre, sinon aimer la peinture, la chercher, voir en elle, voir les ombres de tous les peintres de tous ceux qui ont cherché l’espace en peinture… Tu l’as fait toute ta vie. Intensément.

aimer et oublier,

aimer et malaimer,

aimer, desaimer, aimer ?

aimer, et le regard fixe même, aimer ?

Oui Pierre aimer, malaimer, désaimer, réaimer, désespérer gaiement, réussir tristement, couvrir, découvrir, sang, larmes, couleur, trait, aplat embué de griffures, la vie saisit le vif, la mort est sans terre.

que peut, demandè-je,

l’être amoureux,

tout seul, en rotation universelle,

sinon tourner aussi, et aimer ?

Oui Pierre, chaque jour tu as du trouver toute ta vie ton rythme, ton assise sur terre pour te projeter corps et âme sur la feuille de papier. ET

aimer ce que la mer apporte a la plage,

ce qu’elle ensevelit,

et ce qui, dans la brise marine,

est sel, ou besoin d’amour, ou simple tourment ?

Amour et tourment de laisser venir, d’être prêt à accueillir l’émotion. Oui Pierre, tu as saisi chaque jour en patiente impatience l’œuvre de la lumière, de tes sensations, de tes émotions. Ton œuvre est ainsi faite du calme de la foule, d’élégance et d’expressions sauvages, tu saisissais le mouvement des corps lascifs ou décisifs. L’aquarelle est incisive comme l’acide dans ton oeuvre.

aimer solennellement les palmiers du désert,

ce qui est abandon ou attente adoratrice,

et aimer l’inhospitalier,

l’âpre, un vase sans fleur, un parterre de fer,

et la poitrine inerte, et la rue vue en rêve,

et un oiseau de proie.

tel est notre destin : amour sans compter,

distribue parmi les choses perfides ou nulles,

donation illimitée a une complète ingratitude,

Oui Pierre, tu aimais sans compter, la vie, les êtres, la peinture, la poésie, les mots, les symboles. Je citerai un peintre que tu aimais et dont nous avions parlé, Torres Garcia « Le symbole qui peut se transformer en langage ou en idée n’est pas ce que nous entendons par symbole. Notre sens du symbole est quelque chose qui vient de l’intuition et qui n’est interprété que par elle.» Tu étais avec ton œuvre tout intuition et toute structure. L’argent ne t’intéressait pas, mais l’inquiétude de laisser ton œuvre sans assez de partage avec des collectionneurs, de ne pas la laisser vivre avec d’autres, qu ils la voient, l’éprouvent physiquement, méthodologiquement, la traduise en eux. Voir en en peinture.

Oui pris par l’urgence du travail, tu ne courtisais pas, NON, tu traçais ton œuvre et tu nous laissé des étoiles incisives. Ton oeuvre est sertie de descendances multiples, traçant une généalogie désorbitée, elle témoigne que ton aventure artistique est celle de l’énergie et relève d’une expérience première qui procède d’une remontée aux origines. L’infiniment petit, le banal, le terre à terre entrent en résonance avec les éléments du cosmos : mer, terre, soleil, lune. Elle a résisté à l’assassinat de la peinture, à la déflagration des formes.

Voir dans la nuit, ne pas désespérez de la chute des étoiles.

et dans la conque vide de l’amour la quête apeurée,

patiente, de plus en plus d’amour.

aimer notre manque même d’amour,

et dans notre sècheresse aimer l’eau implicite,

et le baiser tacite,

et la soif infinie.

CARLOS DRUMMOND DE ANDRADE

Oui Pierre, tu es, étais artiste, oui le doute est là, dans cet état du monde où l’illicite, le cynisme est glorieux, où la non promesse du futur est promesse du découragement. Mais la vraie catastrophe est ailleurs, surtout les matins calmes face à la peinture. « La catastrophe fait tellement partie de l’acte de peindre qu’elle est déjà là avant que le peintre puisse commencer sa tâche, écrivait Cézanne.

Oui tu as résisté avec toute ton âme, même si je ne sais ce qu’âme veut dire,

là où le soleil se tait… ?

Oui Pierre ton œuvre était abstraite abstraction, étalement de pan de couleur, pan rouge, bleue, orange, grand pan de couleur jaune où la vie se déchainait, le sang de vie, oui elle était figurative, figurative abstraite, là où se tisse l’image, où on y voit rien comme le disait Daniel Arasse. Oui Pierre tu nous laisses le désir, Oui l’art, la peinture, l’espace, la lumière même si l’interrupteur s’est éteint.

« Le symbole qui peut se transformer en langage ou en idée n’est pas ce que nous entendons par symbole. Notre sens du symbole est quelque chose qui vient de l’intuition et qui n’est interprété que par elle. »

« Je ne pense pas que le problème fut jamais d’être abstrait ou représentatif. C’est seulement une question d’en finir avec ce silence de la solitude, de respirer, d’ouvrir ses bras à nouveau criait Mark Rothko.

Claire Enigme de Pierre Matthey, de l’aimer solitaire, de l’aimer solidaire, de l’amour solaire du sang tu et tacite.

« La beauté est un résultat, non un but. Le but de l’œuvre d’art, à cause de sa condition spirituelle doit être une offrande, un témoignage, une prière si vous le désirez. » Joaquin Torres-García

Dans cet entrecroisement de poèmes, je voulais enfin citer l arpenteur de tous les matins du monde, Nicolas Bouvier, lui aussi de Suisse, de ta région,

depuis que le silence

n’est plus le père de la musique

depuis que la parole a fini d’avouer

qu’elle ne nous conduit qu’au silence

les gouttières pleurent

il fait noir et il pleut

dans l’oubli des noms et des souvenirs

il reste quelque chose a dire

entre cette pluie et celle qu’on attend

entre le sarcasme et le testament

entre les trois coups de l’horloge

et les deux battements du sang

mais par ou commencer

depuis que le midi du pré

refuse de dire pourquoi

nous ne comprenons la simplicité

que quand le cœur se brise

LA DERNIERE DOUANE, NICOLAS BOUVIER