Textes d'Eric Corne / Eric Corne's texts
Faire tourner rond les étoiles sur Henri Barande
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Le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue, entre la terre et l’océan.

Marcel Proust

La peinture est là. Sur les tableaux, juxtaposés bord à bord, des éléments figuratifs à la limite de l’abstraction jouxtent des éléments abstraits à la limite d’une figuration. La représentation de la mort affleure dans quelques uns, mais avec distance, le vif de la peinture saisit la mort. C’est surtout le monde – tous les mondes – et ses signes qui affleurent, fixant dans le silence ses rumeurs, son Histoire faite de synapses et de ruptures.

N’arrête pas ton esprit à un lieu, recommande Dante dans la Divine Comédie. Ne pas s’arrêter à un lieu, à une image, à un médium, à ses apparences, mais se déplacer physiquement, mentalement, telle pourrait être comprise l’injonction de Virgile à Dante, dans la forêt obscure où aucun chemin n’est définitivement tracé. Se déplacer, trouver son mouvement et son temps intérieur semble être le propre des toiles qu’Henri Barande peint avec une précision obstinée. Cette œuvre est, comme l’église de Balbec pour Proust, emplie de signes dont aucun ne peut être retranché. C’est probablement aussi une des raisons pour laquelle l’artiste n’entend pas se défaire de ses peintures. Elles sont un ensemble, un opus, qui le mènera jusqu’à la fin à confronter la nature des choses aux choses de la nature dans une dimension dialectique qui rend compte d’un échec : l’impossibilité de saisir l’identité de toute chose. L’œuvre s’exprime dans l’évidence du fragment, chacun fonctionnant comme totalité en réserve. C’est pourquoi elle s’offre à être lue sans début ni fin, sans chronologie.

Ici, la peinture naît d’un travail d’excavation, non seulement pour l’extraire de la gangue du passé, mais pour la re-contextualiser, la re-situer, lui dire le lieu vrai, le site qui dans son irréalité, revendiquerait être le sien. Toute véritable oeuvre est in situ dans l’œuvre-même. Le paysage d’enfance de cet artiste fut Carthage, ses ruines, ses mosaïques, ses tombeaux, un site où les cultures superposées furent en continuelles réécritures. Ses peintures, impressionnées par la proximité de civilisations disparues où vie et mort se répondaient en jumelles magies, interrogent ces mêmes lieux avec un art à la fois dématérialisé et incarné — un art vivant comme le clamait Courbet.

Le flux incessant des images ayant épuisé notre faculté de les appréhender, l’ici et maintenant ne sont plus perceptibles dans une stabilité qui est le propre de leur nature : le lien de solidarité avec le réel s’est dissous. Les peintures auxquelles nous sommes confrontés ici sont des no man’s land, des no times’s land, des espaces virtuels où la vie et son apparence spectrale sont sur scène, se répartissant l’espace. Elles dévoilent un chaosmos, selon un précis néologisme de James Joyce.

Les figures, les paysages, les objets, les formes sont placés au centre de la toile en état d’apesanteur sans ombre ni perspective, sans illusion d’un espace perspectif. Le point de fuite est placé vers le spectateur dans une perspective inversée : l’image vient à lui, le fond et la figure sont saisis dans une même vision. Les peintures sont dans une équivalence fonctionnelle, aucune date, aucun titre, aucune signature. Elles n’ont aucune matérialité et nous apparaissent empreintes de lumière, comme nées d’une insolation d’énergie. Le peintre, note Deleuze, n’a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer.

Chaque exposition est provisoire, juxtaposant les peintures pour un instant donné en ligne continue ou bien en diptyque, triptyque, polyptyque. Leur agencement, est toujours à réinterpréter comme une partition musicale avec ses résonances aléatoires. Les polyptyques sont enjeux de rythme, ils isolent les peintures et les figures : dans leur rapport entre elles, elles interdisent toute narration : les polyptiques résistent ainsi, et c’est leur force, à tout accord juste de sens, préservant l’évidence de l’accident. Il n’y a donc aucune place pour de quelconques périodes où s’afficherait une progression qui serait décelable. Il n’y a ni début ni fin : c’est une œuvre sans repère, non-repérable – une œuvre en réserve.

Ce créateur ne nomme pas : il retire aux images leur origine, leur nom, il les dénomme comme on dénude un corps. Il rend anonyme chaque sujet, il anonymyse. On devrait pouvoir écrire ce verbe pour sa peinture et pour lui-même. L’échec de toute image à représenter un sujet le retient dans sa recherche, un autre lien avec l’univers de Marcel Proust.

Il pénètre dans toute image, toute peinture comme dans un mausolée sans gardien. Sans geste iconoclaste, il cherche l’aura des tableaux et leur surface d’effacement. Il redonne du temps au temps de l’œuvre par un travail préparatoire qui sera de l’ordre du différé, du différent à faire surgir lors de la transposition sur la toile. Peintre de la couleur, il cherche pour chaque toile le sentiment d’infini. En cela ses peintures ont l’hiératisme des Color-Field de Barnett Newman et la densité silencieuse et infinie de celles de la période dite classique de Mark Rothko.

L’atelier de recherche, c’est la chambre noire, celle de l’artiste — de l’écrivain pour Proust. La métaphore de la chambre noire donne à saisir le lieu de la fabrication de toute oeuvre. Henri Barande travaille le point de déflagration, de déstructuration de l’image qui lui sert de trame, de support pour en atteindre le cœur. C’est ce point où la figure se défigure où l’image ne renvoie qu’à elle. Le peintre a pour cela ses outils contemporains, comme Vermeer avait le sien : des machines optiques.

Si Henri Barande réalise des milliers de dessins, lavis, empreintes, photos, il n’en prélève que certains qu’il transpose en peinture en les agrandissant. La fragilité du dessin d’un portrait de Van Gogh – ou celui d’une mouette – réalisé dans l’économie des moyens d’un trait fluide d’une encre brune, se découvre, reproduit et agrandi, avec une extrême précision et magnifié dans le silence de la peinture. Par elle, il prolonge et réinvestit son travail de sculpture : dés sa rencontre avec les ruines de Carthage, à l’âge de 5 ans, il modèle en effet une matière faite de mie de pain, de sable, d’algues et de terre. Son geste prend alors l’aspect d’une excavation et s’apparente à une activité de fouille : il crée ainsi des milliers d’objets. Le matériau utilisé, la mie de pain, avec sa fragilité de conservation fut pour lui une matière à manipuler, presser, couper, usant de la tactilité de ses seuls doigts et de ses ongles comme couteaux. Comme pour le dessin, c’est l’immédiateté qui importe.

Par la peinture et son changement d’échelle, il continue le travail de métamorphose de l’objet entrepris avec les sculptures. Reproduites sur la toile avec le désir de rendre vivante chaque anfractuosité, elles apparaissent avec leur poids, leur distance charnelle et leur caractère immuable.

Si, pour les sculptures, la main est la matrice visible, dans les peintures la trace manuelle disparaît. Certes, elles sont peintes de main humaine, celle de l’artiste et de ses assistants, mais d’une main invisible : c’est une facture quasi mécanique qui apparaît, d’où la finesse de leur surface tactile. Ce serait à tort toutefois qu’on rapprocherait ces peintures de celles des hyperréalistes car elles ne sont pas issues de la re-duplication du réel à partir d’un autre médium reproductif. La photo n’est ni modèle, ni sujet : elle n’est qu’un support, une grille de lecture car aucune des œuvres n’a une apparence photographique. Au contraire, Henri Barande redonne à l’image son hallucinante irréalité pour nous mener à la quête des correspondances dans l’aléatoire de l’apparition des signes du monde.

Ces infinis perçus, entr’aperçus, écoutons la peinture avec nos yeux et aussi notre corps, les étoiles tournent rond.

Eric Corne,
Paris, 2010.