Textes d'Eric Corne / Eric Corne's texts
Une lumière qui danse sur Axel Pahlavi
0

La peinture d’Axel Pahlavi convertit l’image en parole et permet à ses représentations de se détacher du sujet dans une im-posture naturelle. L’humanité rendue à l’image est évocation et révocation des « mimiques » de la Passion ou, mieux, des passions. Son art,  comme celui de Pasolini, est le résultat d’un amour halluciné, enfantin et pragmatique et si, avec sa foi, il éprouve les signes du religieux, c’est par leur fusion avec le sentiment amoureux. Les portraits de sa compagne sont les ébauches d’une pensée où se dessinent les mystères. Ils transcendent notre présence dans une intranquillité du sacré.
Dans les rouges sang et les rouges cadmium de ses peintures, aucune exégèse ne peut délier de l’étonnement initial : art de l’analogia, la peinture harmonise l’intervalle, la distance de ce qui est dévié, du verbe à l’image.
Son œuvre se nourrit du chaosmos, de ses multiples formes, elle gueule (comme le revendiquait Courbet) du paysage, des villes et des corps. Peinture désirante, elle évoque parfois celle des primitifs italiens où, par-delà l’image édifiante, la visée était de rendre au visible la lumière des corps célestes. Axel Pahlavi construit un espace géométrique où se développe le récit, mais la lumière que cherche l’artiste prévaut sur cet espace, c’est sa réalité objective, sa déraison de peintre, sa quête parfois liée à la providence, à la chance, à l’émerveillement : son moyen de décrire les formes sensibles. Ne rien voir et tout imaginer dans le mouvement du temps saisi par l’image fixe du cadre. Axel Pahlavi revisite aussi la peinture maniériste de Pontormo et comme lui, il fixe le temps dans la suspension des mouvements des corps et les plis des drapés.
Avec une vraie dignité, avec une fureur vierge de haine,
mendier un peu de lumière pour ce
monde ressuscité en un obscur matin ? (Pasolini)

En 1435, Leon Battista Alberti expose la théorie de la perspective dans son De Pictura. À propos du mouvement, il écrit dans le Livre II de son traité qu’il y a correspondance entre les mouvements de l’âme et les mouvements des corps formant l’historia : le spectateur est touché quand les figures peintes manifestent une âme dans le mouvement du corps.
La peinture d’Axel Pahlavi se découvre avec toutes les possibilités stylistiques de la copie, de la traduction imaginaire d’œuvres classiques. À travers elles, il crée les représentations poétiques éprouvées dans sa vie intime et son émotion d’être. S’approcher du sacré est le réenchantement du monde, loin de la domination du logos, pour atteindre le monde magique de l’émotion, le sentiment d’une présence au risque d’une souffrance, d’une extase.

Par une nuit profonde, 
Etant pleine d’angoisse et enflammée d’amour,…
Je restai là et m’oubliai,
Le visage penché sur le Bien-Aimé.
Tout cessa pour moi, et je m’abandonnai à lui. (Saint Jean de la Croix)

Chaque peintre, précédé de la main de tous les peintres depuis sa première empreinte sur une paroi rocheuse, est solitaire dans sa quête et rejoue une chose complète, une perfection qui nous rend l’espace tangible… dans le moment de l’infini. La peinture est un monde en soi. (Van Gogh) Axel Pahlavi revisite, s’infiltre dans les peintures de Vélasquez, Hans Holbein le Jeune, Goya, Bacon. Il ne les copie pas, il les cite, tel Primo Levi récitant les voyages d’Ulysse dans le pays où, hier ist kein warum. Oui, ainsi debout face au naufrage, il persiste dans sa respiration.
Une autre influence vient sans doute de l’œuvre de Salvador Dalí (Jeune Fille à la fenêtre, 1925, par exemple, mais aussi l’ensemble de ses peintures des années 1920- 1930). Il explore toutes les réalités en apparence objectives et précises en révélant leur caractère explosif.
Toute mon ambition sur le plan pictural consiste à matérialiser avec la plus impérialiste rage de précision les images de l’irrationalité concrète. Que le monde imaginatif et de l’irrationalité concrète soit de la même évidence objective, de la même consistance, de la même dureté, de la même épaisseur persuasive, cognoscitive et communicable, que celle du monde extérieur de la réalité phénoménique.

Les modèles tragiques de ses peintures, Axel Pahlavi a un temps imaginé les saisir dans les films Mad Movies, ces humanités obligatoires avec leurs massacres pas toujours à la tronçonneuse qui sont une révocation des « mimiques » de la catastrophe. Les images de ces corps dans leur nudité travestie ne s’exposent pas et nous inter-disent toute responsabilité. Elles s’épuisent dans leur déconnexion de la réalité. Elles ne font pas signe. Le sur-joué intempestif de la mort, de la peur, de l’angoisse de ces films sont des pastiches à l’hémoglobine ketchup. Flagellés, attachés, pris, sur-pris, détruits, abandonnés, des corps lascifs ou décisifs participent en fait à l’effacement de la trace et de l’impassible démesure de Dieu, disons des dieux. Axel Pahlavi réanime ces images autistes, réincarne les corps. De ses couleurs et de son trait précis, il fouille afin de parvenir à un face-à-face avec l’âme – perçue comme un corps fait de sang, de nerfs et de muscles, en apesanteur, suspendue au-dessus du vide. Comme les photographies de Diane Arbus où, en repoussant les limites des normes du corps, dans l’apparente monstruosité de ses modèles ou avec sa série sur les mongoliens, ce qu’elle fixe avec une totale empathie c’est l’humanité, sa lumière intérieure. Axel Pahlavi peint la prière avec une jeune fille sur un fauteuil roulant (Prière, 2009), l’amour dans la difformité (Je t’aime à l’infini, 2005). Ses gros plans mettent en évidence l’invisibilité de la pensée et de la condition humaine dans la jouissance et le martyr. Sa peinture est une allégorie, elle évoque la rencontre, le désir de l’autre où s’invente un nouvel espoir : celui de l’amour, l’amor che move il sole e l’altre stelle (Dante), avec toujours une même mort, celle de ne pas mourir.

Les peintres Luke Caulfield, David Hancock, Tim Gardner, Jan Nelson, Damien Cadio, Céline Berger, Gottfried Helnwein, Sean Cheetham, Jonas Burgert, Adrian Ghenie ou Richard Wathen, Henri Barande, par des mesures et des styles différents, nous montrent avec leurs œuvres que l’ici et maintenant n’est plus justement perceptible, qu’une solidarité au réel s’est dissoute. Ils peignent des no man’s land, espaces virtuels où la vie (avec son apparence spectrale) se met en scène : représentations à la fois picturales et théâtrales. Souvent, la peinture contemporaine non assujettie à un sujet défini est avant tout question de mixages, de références parfois aléatoires à l’aune du multimédia et de ses images compressées et construites en infinies arborescences. C’est une nouvelle mythologie qui s’y découvre avec ses signes et symboles complexes où ces peintres, par collages, projections d’images, ratures et biffures, cherchent la permanence du visible et de son lien encore possible avec le réel entrevu dans la quotidienneté. Mais, et c’est la vraie nature de la peinture d’Axel Pahlavi, elle est amarrée sur l’immanence, et tel Pasolini rejouant la Passion sur les austères rochers de Matera, il poursuit la représentation du Christ, la sainteté, la prière.
Les origines, les migrations avec ses passages de culture qu’a recueillies Axel Pahlavi sont aussi histoire de mixages, une Babel d’images entraperçues dans l’accélération de l’Histoire, celle de l’Iran où il est né.

Le travestissement est récurent dans ses peintures, le nez rouge affublé aux figures, révèle les parts d’ombre faites d’illogismes, d’absurdité, de drôlerie, d’incohérences, d’angoisses diffuses, de vulnérabilités. Le clown, cet heureux mesadapté, mal adopté qu’il peint, réclame que soit enfin reconnu le droit à l’erreur et, dans le grand paradoxe de l’être, il constitue une remarquable voie d’accès au dépassement. Axel Pahlavi introduit un humour nécessaire, une mise à distance des sujets de sa peinture. Le rire clownesque est régénérateur et salutaire renversement des valeurs établies. Mais ce nez rouge, celui de la si belle et sensuelle peinture, L’Amour plus fort que la mort, sur le visage peint de son modèle (sa compagne, la peintre Florence Obrecht), est aussi un signe de pudeur, de protection et d’amour. Le clown mais aussi le centaure – autre sujet récurent de ses peintures – se situent au centre de l’éternelle dualité de la vie et de la mort, au sein des pulsions ambiguës et fondamentales d’Éros et de Thanatos. Entre violente et tendre fécondation, Axel Pahlavi peint des héros tragiques, rebelles à toute convention.
Ses représentations du Christ – Ecce Homo (2010), Crucifixion (2010), Christ au tombeau (2011), Résurrection (2006) –, sont des prières incandescentes, des expériences intérieures. La Passion, la Mort sur la croix, la Résurrection négocient le passage de l’image idéale de l’homme en Dieu. La vie parfaite est le ciel (Novalis), une vie qui, conduite par la puissance de l’amour, permet d’accéder au divin et son inconnaissance. Expérience littéraire de Dante, de Novalis, elle est picturale pour Axel Pahlavi.
Les nez rouges de clown, les tatouages exacerbés de nombre de ses figures, les auréoles des saints et des apôtres constituent des signes de présences superficielles. Mais le piège de ces images est qu’elles ne donnent rien à voir directement. Nous sommes devant elles épuisés comme devant une strip-teaseuse qui, dévoilant tout, révèle pourtant l’absence nécessaire, Noli me tangere. La visée impossible du tableau est de nous convertir de voyeur – quand on ne peut se convaincre que les « choses » nous regardent – en regardeur – quand on se sait regardé.

Me faudra-t-il, dans la vallée de Tosaphat, rendre compte de la faiblesse de ma conscience face aux attraits, qui ne font qu’un, de la technique et du mythe?

Eric Corne
2012, Paris, Antigua.

« Meeting 1954 » in Les Cendres de Gramsci 1957, Gallimard, 1990, p. 141.
Correspondance de Van Gogh, Editions Gallimard, 1960, p. 146 à 472.
Salvador Dalí, La Conquête de l’irrationnel, Editions Surréalistes, 1935, p. 17.
Pier Paolo Pasolini, Empirismo eretico, Milan, Garzanti, 1977, p. 236.