« L’île, je suis dans l’île, je n’ai jamais quitté l’île, pauvre de moi. J’avais cru comprendre que je passais ma vie à faire le tour du monde, en colimaçon. Erreur, c’est dans l’île que je ne cesse de tourner. Je ne connais rien d’autre, seulement l’île. Elle non plus je ne la connais pas, n’ayant jamais eu la force de la regarder. Quand j’arrive au rivage, je m’en retourne, vers l’intérieur. Ce n’est pas une spirale, mon chemin, là aussi je me suis gouré, mais des boucles irrégulières, tantôt brusques et brèves, comme valsées, tantôt d’une ampleur de parabole1. »2
Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, « 10/18 », 1972, p. 58
Vendredi 26 août.
Dans le train, j’ai fait les dernières corrections par téléphone pour le projet de direction du Palais de Tokyo, c’est enfin fini, une semaine d’hésitations, d’affirmations, de discussions…. Avec Gäel Charbau, mon co-listier, nous sommes assez contents, mais fourbus.
Arrivée 18h à Nevers, Danièle m’attend, avec deux nouvelles curistes : Nathalie Travers et Nathalie Johan. Encore une ville que je ne connaissais pas; hormis par le duc de Nevers décrit par Michel Zevaco, ( mon point commun avec JP Sartre), l’auteur qui m’a ouvert au monde, aventures, courage, honneur, trahison, sexe, corruption…….. l’âme chevaleresque…. Je trouvais les livres sous le lit de mon grand-père, je le sentais toujours un peu inquiet que je m’attachasse à cette sorte de littérature peu chaste.
Danièle nous fait visiter la ville, faites de vieilles bâtisses de pierres et de petites rues en pente qui nous mènent à la cathédrale où nous découvrons les vitraux. Ils sont le résultat d’une commande publique récente, ils me semblent contredire l’aura de ce lieu scellée en fragiles grains de temps déposés par les générations successives. Les artistes aux vitraux se sont saisis du « terrain », ici le cœur d’une église et ont importé leur savoir-faire. Ubac, lui, a senti l’organique et l’espace de sédimentation du religieux.
Nous nous sommes ensuite rendus à la châsse de Bernadette Soubirous et avons découvert son corps intact depuis sa mort en 1879, prête (ou mieux disponible) à la résurrection; n’est-ce pas ainsi que nous rêvons notre éternité? Sainte Bernadette nous apparaît figée dans son écrin de verre, comme prise dans un moulage de cire, Belle aux Bois Dormant ou Blanche-Neige… Qui, Prince Charmant, d’un baiser la réanimera ? Jésus ??? Rentrer dans ce lieu n’est pas neutre, une lourde odeur de jasmin nous saisit, nous regardons vers la Sainte à la recherche d’un indice, celui du miracle et de son invisibilité, et jouons à saint Thomas, to believe or not to believe, that’s is our question.
Dernière découverte à Sainte Bernadette du Banlay de Nevers ( église construite en 1966 par Paul Virilio et Claude Parent), mais la visite est impossible. Ce bel ouvrage est une belle endormie, posé là, sans entretien, une petite pelouse pour les promenades des jeunes amoureux (les baisers derrière l’église, même contemporaine cela marche toujours) ou pour la ballade vespérale du chien. ici, ici, ici (le chien) raisonne avec les pétarades des mobylettes sans pot d’échappement, porteuses d’extases. L’abandon de cette architecture et de son geste traduit bien le malaise qu’entretient notre pays avec sa modernité, 40 ans après sa construction, cette église n’est pas rentrée dans les mœurs, la ville et ses services s’en désintéressent, préférant les vitraux kitsch contemporains dans une cathédrale où le gothique s’unit pourtant en harmonie à l’église romane primitive.
Commencer une cure (même d’art contemporain) sous l’auspice du religieux est intéressant, l’espace du religieux est celui du malaise français, son rejet cache la schizophrénie d’un pays traditionaliste.
La cure ou la foi en l’art ???
La cure, VIVRE de travailler ensemble ??
Pougues-les Eaux, 20h. Utopie en désir, je suis invité comme observateur pour la dernière session, Le bon gouvernement, il faut me présenter, mais comment se confondre dans sa sensibilité, s’énoncer voir s’ânonner. Je ne sais ? Je suis arrivé avec mon inquiétude du groupe et celui d’ignorer quel serait mon rôle, observer qui et quoi, témoin, témoigner ? Personne, ne témoigne pour le témoin, écrit Paul Celan. Trop prés, trop loin, nous sommes toujours dans la négociation de notre juste distance à l’Autre. Aux autres. Avec Nathalie Travers et Nathalie Johan, curistes, nous fûmes accueillis par un excellent Pouilly et chacun se présenta, si ces dernières connaissaient déjà pas mal de monde, pour ma part, hormis Danièle et Frédérique Lecerf, je découvrais les autres curistes, artistes invités, cuisinier-universitaire, amis… Ce qui de prime abord me surprit et me réconforta, ce fut la simplicité de l’accueil, ce groupe ne s’était pas fermé en meute de savoir, de connivence, de… La curiosité demeurait intacte, malgré la fatigue évidente après les deux sessions précédentes, La Libéralité et les Mauvais Tours.
Je percevais chez tous une fatigue physique bien sûr, mais aussi morale, affective… Quitter, recommencer…La Cure n’est pas un espace neutre, mais celui de l’expérience et d’un possible récit à inventer et à transmettre. Recréer collectivement du récit, n’est-ce pas en fait la visée de tout art, là où il devient enjeu politique ?
Danièle nous présenta un diaporama des deux sessions précédentes, il leur semblait que ces prises de vue dataient déjà de plusieurs semaines alors qu’elles retraçaient des actions, performances datant de 10 jours au maximum. La puissance affective est si forte qu’elle se refuse à toute chronologie, l’hier, le proche hier s’est perdu.
Je découvrais aussi Frédérique Lecerf, à l’initiative de la Cure : bien que je l’ai déjà rencontrée à Paris lors de vernissage ou dans des lieux estampillés ARTCONTEMPORAIN, je ne la connaissais pas, je n’avais pas perçu son énergie et sa générosité. Frédérique fait partie de ces personnes que je n’ai pas vraiment rencontrée, la pression était si forte au Plateau : l’isolement, de toute situation dit de pouvoir. Bien gouverner serait peut-être en permanence se sentir auteur, d’une œuvre, d’une idée, d’une fleur, d’un caillou, d’un centre d’art qu’importe, de sentir par cela l’autorité pour participer au récit du monde. L’autorité vide les relations de pouvoir des rapports de domination et d’aliénation. Pouvoir, pour pouvoir faire quelque-chose, tout simplement. Aimer, peindre, écrire ou manger une glace. Oh oui ! Les manipulateurs d’institutions culturelles ou politiques peuvent-ils entendre cela Enfinnnnnnnnnnnnnnnnnnn.
Dimanche, 15 h
Éprouver, s’éprouver.
Je reviens d’une performance conduite par Marika Bührmann, de prime abord elle m’a découvert un espace étranger. Il confond peut-être toutes mes peurs et mes inquiétudes face aux possibles de l’art, à ses résonances intimes. Étrange, hier, Marika m’a tiré les cartes, du Tarot, mes anges seraient courage, force, obéissance aussi… ; Nous obéissons à quoi en fait ? À nos peurs et nos irréconciliables émotions.
Avec Marika, Johann, Nathalie J et T, Laure et moi avons parcouru le parc nu-tête, de l’ombre au soleil, de la pelouse au sous-bois et au gravier. Derrière nous, au rythme d’Hervé, Valérie, l’assistante du centre d’handicapé de Nevers nous suivait. C’est la première fois que je voyais Hervé marcher, sortir de son corset et de sa chaise roulante. Valérie est un ange nécessaire, médiatrice entre le monde des handicapés et le nôtre. Si au début, je regardais avec un regard biaisé Françoise sur son fauteuil, Hervé scellé sur sa chaise de paraplégique et Corinne avec ses mains retournées, sa patience, m’a permis d’accéder au regard vers eux – autres. Plus que tous les textes lus, récités, empruntés à Emmanuel Levinas, souvent intraduisibles dans la vie, Valérie, rend possible le monde l’apaise. Il faut que je fasse attention que mon texte ne béatifie pas trop vite Valérie, encore une influence de sainte Bernadette….
Ce matin, la performance proposée par Marika induisait le contact, l’attente à partager. Confiance, oui, OUI comme le dit Molly à Léopold Bloom. Je ne sais pourquoi, ses simples performances avec ces micro-situations m’apaisent, un peu comme celles de Fiorenza Menini. Déplacement de nos secrets dans ces sensibles épiphanies, je ne sais…
Cure, perturbation d’apparences, de sensations, de relations à son propre corps et à celui des autres ?
Lundi 15h, j’écris sous le rythme nostalgique de la musique serbe. J’aime les Balkans, même si cela n’a aucun rapport avec la Cure. Peut-être que si d’ailleurs, la parole simple, sans tricherie est permise là-bas, même si elle est soumise à la sourde inquiétude d’une histoire qui ne leur a jamais été vraiment favorable. Les artistes sont des corps réceptacles d’histoire, une promesse du futur aussi.
Cécile Proust présente sa performance par laquelle elle veut faire venir à l’esprit de tous les participants un lieu ou une situation, pour moi ce fut le sommeil. M’endormant sous la voix de Cécile, je n’ai pas fait de cauchemar. La fatigue me gagne moi aussi ou peut-être tout simplement l’apaisement. Il faut dire que nos soirées sont belles et douces accompagnées des bons repas d’Olivier Goetz. C’est étrange cette douceur d’être ensemble, sans contamination de l’ego. Le ministère de la culture devrait faire une campagne en faveur de la cure, artistes, critiques, commissaires, collectionneurs : regardeurs éprouvez les différences, quittez le moi, moi, moi. It’s possible. Yet.
L’art c’est ce que l’on n’a pas, comme l’amour, dans ce manque tout se dérobe, le pire aussi. La cure permet l’attention aux autres, Olivier avec sa cuisine est le passeur de ces soirées. Le dernier jour, il se chuchote qu’il y aura un festin…………..
Je vais me faire tirer le portrait par Franck Turpin. Tous les participants à la Cure, mais aussi les personnes qui travaillent au centre seront dessinées par Franck selon un protocole simple, deux portraits, un regardant vers la gauche, l’autre vers la droite, deux faces du même problème celui de saisir les indices de reconnaissance. Franck s’est fait son studio dans un étage du centre, j’aime son attention, ce moment du dessin est aussi celui d’une juste discussion. « Et il n’est aucune chose dans la nature qui n’exprime aussi à l’extérieur sa forme intérieure, car celle-ci tend constamment à se révéler, […] chaque chose a une bouche pour se raconter elle-même. […] Et c’est le langage de la nature pour lequel chaque chose exprime son essence, se raconte et se révèle soi-même. […] Car chaque chose porte la ressemblance de sa mère qui lui a donné l’essence et la volonté comme caractère²»
Une aventure collective ou le bon gouvernement ?
Nous conjuguons nos inquiétudes sur les possibles inavoués, que nous désirons transmettre. Le secret de la transmission est à l’image de l’exercice proposé par Cécile Proust, celui de regarder au loin sans perdre les autres de notre vision périphérique. Où regarder et ne pas se perdre ? Nous revenons toujours à cette constante, de la relation à l’autre pour se retrouver. Cela me déporte vers la pensée d’Heidegger et sa notion de l’étant. Nous sommes entre les choses, nous nous inventons face à l’autre, toute rencontre insinue le désir de continuer à se créer. Désir de vie, désir de vie, désir de vie…. N’est-ce pas cela une constante chez les artistes, le fondamental de leur persistance. L’artiste perpétue ce désir d’invention, même à travers les idées de mort, ces figures de style imposées en ce début de millénaire.
Les performances de Squale avec les superpositions et les perturbations d’espaces mettent en jeu l’ambiguïté de l’instinct de vie aux prises avec celui de mort. Comme pour une mise à mort Squale se met à nu, mais il se révèle finalement en constante renaissance, réapparition. Doute de souffrance, l’artiste peut s’en saisir sans inhibition, parfois tragiquement : qui arrêta le geste de Schwarzkogler ? Le public, peut-il participer à la douleur sans être voyeur ? Témoin seulement? Squale expose sa fragilité, dans ses sculptures-totem, empilement d’assiettes, de verres, de vaisselles made in Portugal ou in China, réanimés par les perles de verre. De même ses performances sont un permanent affranchissement du temps humain et de toute pesanteur, elles sont de l’ordre de la transfiguration.
L’artiste en perpétuelle apnée, explore et ramène au visible un espace incertain, celui des interférences de la mémoire et de l’oubli.
Comment ne pas pouvoir ? tout au plus imaginer……………..
L’immersion continue, juste passage entre le simple plaisir d’être ensemble et la découverte des propositions des artistes. Cette proximité permet d’être au plus près de leurs œuvres, de leur vouloir et de leurs décisions. Tout art est une histoire de décision, solitaire et solidaire au monde et à ses multiples invisibilités.
Non-Lieu d’une expérience qui ne peut être maîtrisée, un « hors-de-soi (ou le dehors) qui est abîme et extase, sans cesser d’être un rapport singulier3 » écrit Maurice Blanchot.
Lundi 29 septembre, le dernier jour de la Cure me surprend, il est 10h et déjà Frédérique et Olivier sont partis faire les courses pour ce festin qui conclue toutes les sessions, mais celui-là sera le dernier…Les curistes et l’observateur ne peuvent assister aux préparatifs. Surprise d’être attendu, surprise d’attente. Je continue à écrire mes impressions, je pense transcrire la complexité des émotions et des impressions éprouvées lors de la Cure, par la voie du journal.
Le soir arrive, Cécile Proust nous conduit vers un coin du parc sous de grands marronniers et livre une danse, elle crée une tension entre le sol et son corps, le paysage se meut avec elle. Même au Plateau où j’invitais des danseurs, je n’ai jamais été aussi près-dedans-avec un spectacle de danse. Mais pourquoi n’ai-je pas invité Cécile Proust au Plateau ??? Encore une chose incomplète !!! Mais c’est peut-être la Cure qui crée les conditions d’une telle proximité…
Puis nous entrons dans la salle d’exposition, magnifiée pour un soir en salle de banquet (du bon gouvernement), le repas d’Olivier (homard, poulet au vin d’Arbois, poire au sirop…) un vrai bonheur.
N’avoir peur ni du plaisir, ni de la beauté = La Cure ?
Squale fait ensuite une performance dans le salon d’hiver de Pougues-les Eaux, magnifique verrière du début du siècle, et il nous entraîne dans son passage de l’entravement à l’affranchissement de toute pesanteur. La nuit se livre, et si le soleil n’était qu’une étoile du matin, écrit Thoreau.
Ma maigre contribution à cette soirée sera la préparation d’un cocktail ( feuilles de menthe broyées, gingembre, citron, sirop de framboise, et sucre de canne, Tabasco, Vodka, et glace pilée), s’il y a des amateurs appelons le COCKTAIL CURE II…
Mardi matin j’ai repris le train avec Nathalie Travers, et nous avons parlé, parlé, parlé. A quand la Cure III, please, please, please.
Se distancer des choses au point d’en estomper maints détails, d’y ajouter beaucoup de regard, afin
de les voir encore — ou bien regarder les choses par le biais d’un certain angle — ou bien les placer de
telle sorte qu’elles ne s’offrent que dans une échappée — ou encore les considérer par un verre colorié
ou à la lueur du couchant — ou enfin leur donner une surface, un épiderme qui ne soient tout à fait
transparents.4
1 Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, « 10/18 », 1972, p. 58.
2 Jacob Boehme, cité par Arthur Schopenhauer dans Le Monde comme Représentation, Paris, PUF, 1966, p. 282.
3 Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 34.
4 NIETZSCHE, LE GAI SAVOIR, PARIS, CLUB FRANÇAIS DU LIVRE, 1957, P. 2 8 9 .