Textes d'Eric Corne / Eric Corne's texts
Cher Éric, sur Éric Poitevin
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Par ces quelques mots en forme de lettre — dialogue muet avec ton expérience du visible —, je voudrais transcrire les déplacements que j’ai faits devant tes photographies, ce que je crois avoir vu, lu, imaginé, au bord de tes images.

Tels de grands verres plaqués contre les paysages, les objets et les corps, tes photographies, montrent l’écart fragile du voir et du toucher. Derrière l’image, on sent tes propres mouvements, tu te déplaces, tu vois, re-gardes de nouveau, cherches et ainsi de suite à l’infini. Lentement. Tu veux être au plus près des éléments et les révéler dans l’épaisseur et la transparence de leur matière, lumière et temps propre. La photographie de paysage que j’ai sous les yeux me ramène au portrait d’une jeune fille. L’homme absent, mais tout entier dans le paysage, énigme de Cézanne…

Mousse, broussaille, joncs, bâton, branche, arbre, forêt, visage, sexe féminin, corps allongé, nid, papillons, os à moelle, vache, postérieur de cheval de trait, chevreuil mort… Autant de sujets, sans titres, que tu saisis et cadres minutieusement en fragments dispersés dans ta boîte à images. Un arbre est un arbre, une femme est une femme.

Entendre une œuvre, c’est entrer dans son voir, même si on n’y voit rien (Daniel Arasse), car aucune image n’est définitivement scellée. Chacune de tes photographies, fatal arpentage du visible, apparaît gonflée de temps, comme on le dirait du vent dans une voile, et hurle comme la peinture de Courbet dévorait la nature. Dans le développement des arbres aux rugueuses écorces, des corps saisis avec l’entaille des rides, marques et cicatrices, ou d’un chevreuil perforé à la chevrotine, c’est le souffle du vif, de la vie, que tu fixes. L’artiste est un récepteur et son moyen, ici la photographie, son réceptacle. Tu vagabondes de l’esprit à la matière, de la pensée à la sensation et de la raison à l’expérience ; ton œuvre est un relevé topo-sensible de ces passages.

Ton travail témoigne du soupçon et de l’inquiétude à tenir, par la mesure de ton objectif, la démesure du visible et son in-finie persistance dans le moindre grain de sable. Tu prélèves des images avec patience, traquant (suivant) les indices de lumière, à la suite de longs repérages et préparatifs. Quand l’image est en toi, tu transportes ta chambre photographique et ton matériel, l’installes et, sans improvisation, tu laisses le film photographique s’imprégner. Temps de pose qui prépare l’aura photographique (Walter Benjamin). Simplification de la prise de vue et de son procédé : la chambre photographique attrape du visible comme un filet à papillon, ou encore, comme un braconnier qui a repéré une coulée de lapins. Il suffit d’attendre. Affûter le temps. Et si tu tends des pièges pour attraper des images, elles le rendent bien. Le flou de certaines de tes photographies, la netteté dans le flou, comme tu le dis, traduit ce trouble de la perception de ne pouvoir accommoder ce qui se montre et laisse le regardeur dans l’irrésolution de régler sa profondeur de champ.

Tes cadrages serrés contractent l’espace. Tu veux avant tout garder, il me semble, la frontalité, le face à face initiatique de tout regard au monde. Mais ces cadrages décadrent, aussi, et ouvrent tes photographies sur d’intenses lignes de force ; ils déterminent ta distance face aux choses et leur nature. C’est ta langue étrangère du visible, et le spectateur, regardeur de tes photographies, doit se déplacer, chercher non pas un point de vue, mais l’ubiquité. Notre désir serait de nous voir nous-mêmes traduits dans la pierre et dans la plante, de nous pro-mener au-dedans de nous-même, écrit Nietzsche. Gai savoir !

Sans perspective ni point de fuite, tes images sont implacables : muraille de mousse, de branches, de corps, de sexes. La traversée du regard est sans échelle, nous sommes des Gulliver en terre étrangère, cherchant à régler notre optique sur ce qui se montre, s’ébruite à l’intérieur de ces territoires. Réserves d’images. Nécessité des artistes, leur secret peut-être, leur aporie sûrement, quand ils inventent des dispositifs afin d’explorer de nouveaux horizons à jamais imperçus, afin de traverser les murs, et à la nage s’il le faut, comme le préconise Henri Miller pour les yeux d’une femme.

L’entrelacement et la concentration des éléments, dans nombre de tes œuvres, me déportent vers le all-over de la peinture américaine, précisément, Cathedral de Pollock, avec sa lumière noire, fixée dans la cécité du geste, par le flux tendu des signes et des couleurs.

Ton œuvre se construit en équilibre précaire d’additions de contraires, d’indéterminations qui font perce-voir dans la fugacité d’un coup d’œil : la matérialité dans l’effacement, la densité dans la trace, le poids de l’image et son apesanteur, la fixité et le mouvement, le trop près toujours trop loin, la tactilité et la froideur, la mort sur le vif, mais aussi, la temporalité et l’intemporalité. Ces échanges de valeurs la rendent bouleversante. Je pense à ce vers d’Hölderlin, « en bleu adorable » : Vivre est une mort, et la mort elle aussi est une vie. Nature morte ou même still life, n’est-ce pas contradictoire ? Toute œuvre est découverte d’un chaosmos, selon un précis néologisme de Joyce.

Ces captures-captations d’images que tu donnes à voir, même si elles sont simplifiées par l’emploi de la chambre, moderne camera obscura, je les saisis comme des mises en tension et des mises en danger. Je t’imagine chasseur à l’affût, sans naïveté, connaissant la tragédie d’Actéon et de l’eau claire projetée par Diane. Voir peut inter-dire la parole, on n’approche pas impunément de l’origine des images, de leur nudité et de leur principe. Il était une montagne tout ensanglantée du massacre de bêtes de toutes sortes. Déjà le jour à demi écoulé avait raccourci les ombres des objets et le soleil était à égale distance des deux pointes qui bornent sa course (Ovide).

La série de photographies de ce catalogue — ces corps allongés en taille réelle, tenus au bord inférieur — synthétise avec leur

légère monumentalité les horizons de l’ensemble de ton œuvre. Entomologiste fécond du vivant (et non taxidermiste d’une nature à empailler…), dans ces images claires et lumineuses de la crête et de la chair de ces corps, tu as sus-pendu, entre chute et apparition, un moment dans la précipitation du visible. Diffuses oscillations de l’esprit, par delà les lieux et les corps.

Cher Éric, ces quelques mots — ni commentaires, ni interprétations — sont seulement des résonances, divagations devant tes photographies, mais comme tu le sais très bien : voir n’est pas parler.

Merci pour cette exposition au Plateau, merci, aussi, de clore mon aventure dans (et pour) ce lieu, avec ton œuvre.

C’est par des chemins divers que vont les hommes. Qui les suit et les compare verra d’étranges figures prendre naissance. Figures qui appartiennent, semble-t-il, à cette grande écriture chiffrée que l’on perçoit partout : sur les ailes, sur les coquilles des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et les pétrifications, sur les eaux qui gèlent, à l’intérieur et à l’extérieur des roches, des plantes, des animaux, des hommes, dans les étoiles du ciel, sur les plateaux de résine et de verre frottés et mis en contact, dans les courbes de la limaille autour de l’aimant et dans les surprenantes conjonctures du hasard (Novalis, Les Disciples à Saïs).

Éric Corne

Canale di Verde, Corse, juillet 2004

Dear Éric,

With these few words in the form of a letter — a silent dialogue with your experience of the visible — I would like to transcribe the shifts which I experienced in the presence of your photographs, what I think I saw, interpreted and imagined as a stood on the brink of your pictures.

Like immense glasses pressed flat against landscapes, objects and bodies, your photographs, reveal the fragile distance between seeing and touching. Behind the image, your own movements can be felt, you move about, you see, take another look, search and so on ad infinitum. Slowly. You aim to get as close as possible to the elements and reveal them in the weight and transparency of their matter and light, in their own time. The landscape photograph I am looking at is reminiscent of the portrait of a young girl. The man is absent, but is entirely present in the landscape, as expressed so enigmatically by Cézanne…

Moss, undergrowth, rushes, stick, branch, tree, forest, face, female sex, reclining body, nest, butterflies, marrow bone, cow, the rear of a draught horse, a dead roe deer… Countless subjects, untitled, which you meticulously capture and frame in dispersed fragments in your box of pictures. A tree is a tree, a woman is a woman.

Understanding a work requires entering its vision, even if nothing can be seen in it (Daniel Arasse), for no image is definitively completed. Each one of your photographs, a fateful survey of the visible, appears to be swollen with time, just as the wind swells a sail, and cries out like Courbet’s painting devoured nature. In the development of trees with rough bark, bodies captured in the grooves of wrinkles, marks and scars, or a roe deer peppered with buckshot, you fix the explosion of flesh, of life. The artist is a receptor and his medium, in this case photography, his receptacle. You roam from mind to matter, from thought to sensation and reason to experience; your oeuvre is

a topo-sensitive selection of these passages.

Focused on your objective, your work bears witness to the details and the concern to retain the excess of what is visible and its in-finite persistence in the smallest grain of sand. You patiently select images, tracking (following) the clues of light, after lengthy identification and preparation. When the image is within you, you transport your photographic chamber and equipment, set it up and, without improvisation, you allow the photographic film to become impregnated. It is the moment of a pose, which prepares the photographic aura (Walter Benjamin). The simplification of the shot and its process: the photographic chamber catches what is visible like a butterfly in a net, or like a poacher even, who discovers a bury of rabbits. He just has to wait. Honing time. And if you set traps to catch images, they resist. The blurredness of some of your photographs, sharpness in the blurredness, as you say, reflects this confusion of perception of not being able to accept what is revealed and leaves the viewer in the irresolution of adjusting their depth of field.

Your close-up framings contract space. It seems to me that above all, you want to retain the confrontation, the initiatory face to face of all observation of the world. But these framings also reframe, and open out your photographs onto intense lines of force; they determine your distance in relation to things and their nature. It is your alien language of the visible, and the spectator, observer of your photographs, has to move about, seeking not a viewpoint, but ubiquity. We wish to see ourselves translated into stone and plants, we want to take walks in ourselves, wrote Nietzsche. Gay Science!

With no perspective or any vanishing point, your images are implacable: a wall of moss, branches, bodies and sexes. Our journey of observation has no scale, we are Gullivers in a strange land, seeking to adjust our way of looking according to what can be seen, what is disclosed from within these territories. Reserves of images. Artists need — perhaps it is their secret, certainly their aporia — to invent devices in order to explore new horizons hitherto unperceived, in order to breach walls, or even swim if need be, as Henri Miller advocated for a woman’s eyes.

The intertwining and concentration of elements in many of your oeuvres remind me of the all-over of American painting, and more specifically Pollock’s Cathedral, with its black light, fixed in the blindness of the movement, by the extensive flood of signs and colours.

Your oeuvre is built up through a precarious balance of accumulated oppositions and indeterminateness which generate perception in the fleetingness of a glance: materiality in effacement, density in traces, the weight of the image and its weightlessness, fixity and movement, the too close which is always too far, tactility and coldness, death from life, but also temporality and timelessness. These exchanges of values make it astounding. It reminds me of the verse by Hölderlin, “In lovely blueness”: Life is death, and death is also a life. Still life, or nature morte even, isn’t this a contradiction? Every oeuvre is the discovery of a chaosmos, to borrow a precise Joycian neologism.

These captured-poached images which you present, albeit simplified by the use of the chamber, a modern camera obscura, seem to me to be bracings and endangerings. I imagine you as a hunter lying in wait, in all consciousness, aware of the tragedy of Actaeon and the clear water splashed by Diana. Seeing can inter-dict speech, the origin of images, their nudity and their principle, is not to be approached lightly. It happened on a mountain, stained with the blood of many creatures, and midday had contracted every shadow and the sun was equidistant from either end of his journey (Ovid).

The series of photographs in this catalogue — these reclining, full-size bodies, lying on the lower edge — with their light monumentality sum up the horizons of your entire oeuvre. A prolific entomologist of the living (and not a taxidermist of nature to be stuffed…), in these clear, luminous images of the crest and flesh of these bodies, between fall and apparition, you have sus-pended a moment in the precipitation of what is visible. Diffuse oscillations of the mind, beyond places and bodies.

Dear Éric, these few words — neither commentaries, nor interpre-tations — are but resonances, divagations in the presence of your photographs, but as you well know: seeing is not speaking.

Thank you for this exhibition at the Plateau; thank you also for ending my adventure in (and for) this place, with your work.

Men go by many paths. Those which they follow and which they compare will give birth to figures which seem to belong to this great ciphered writing which one sees everywhere: on wings, on the shell of the egg, in the clouds, in the snow, in crystals and in rock formations, on the waters which turn to ice, inside and outside the mountains, plants, animals, men, in the lights of the sky, on plates of resin and glass which are bowed and brought into contact, in the filings around the magnet and in the singular junctures of chance… (Novalis, The Disciples at Saïs).

Éric Corne

Canale di Verde, Corsica, July 2004