Textes d'Eric Corne / Eric Corne's texts
CATALOGUE GERARD FROMANGER Musée Berardo LISBONNE
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Les splendeurs de Gérard Fromanger 

 

Les couleurs sont pour moi comme des personnes humaines qui ont droit à la parole.

 

L’exposition de Gérard Fromanger ( 1939-2021 ) au musée d’Art contemporain de Lisbonne, collection Berardo, dans le cadre de l’Année de la France au Portugal, présente différentes séries qui jalonnent son œuvre :  vingt-six seront présentées ici avec plus de soixante tableaux majeurs, dessins et sérigraphies ainsi que son Film-tract de 1968 réalisé avec Jean-Luc Godard.

 

« Tous les quatre ou cinq ans, je remets tout en question », disait Gérard Fromanger. La chronologie, finalement, a peu d’importance, tant son œuvre forme un tout. Elle s’exprime dans l’évidence du fragment, chacun fonctionnant comme totalité en réserve. C’est pourquoi elle s’offre à la lecture sans début ni fin.

Chaque période, faite de remises en question, de ruptures, de recompositions, de techniques différentes, constitue un ensemble d’une grande cohérence. Selon son désir revendiqué d’évoluer en permanence, de peindre dans une société libre, les images qu’a créées l’artiste avec ses procédés doivent être perçues comme des aspects du réel. L’ensemble de son œuvre, avec ses multiples métamorphoses et remises en question dans la forme, voire la technique, est une émanation de cette liberté de créer. Les séries répondent dans son travail à une logique interne et scandent les époques avec sa biographie intime, ses rencontres, son rapport à l’actualité et, plus largement, à l’histoire. Les séries « Splendeurs » I, II et III, au cœur de l’exposition, lui donnent son titre, qui est également un hommage à Fernando Pessoa, écrivain de référence pour l’artiste, et à son poème O Esplendor.

 

« Rouge » de toutes les couleurs et nuances irrigue la peinture de Gérard Fromanger au point que Jacques Prévert imagine, à l’instar du bleu Klein, un rouge Fromanger : « Rouge, c’est un nom, mais comme Rose ou Blanche, cela pourrait être aussi un prénom et Gérard Fromanger pourrait tout aussi bien s’appeler Rouge Fromanger. […] Tant d’autres ont le cœur noir, calculateur, le cœur ordinateur, lui, il est rouge de cœur et le sang qui court dans ses veines le fait vivre, bel et bien rouge et vif, tendre et violent, au jour le jour comme le temps. »

 

L’œuvre de Gérard Fromanger est celle d’un grand explorateur du monde qui l’entoure, en permanente sympathie avec l’esthétique flâneuse de Walter Benjamin, voire avec les dérives de Guy Debord. On l’associe souvent à Mai 68, mais il sut faire fi de tout effet dialectique. Il a utilisé la mise au carreau puis la photographie et ne recherche pas l’inquiétante étrangeté : à travers la banalité des scènes saisies dans la rue, il poursuit une révolution permanente faite de désir dans un monde à l’esthétique publicitaire et athée qui compose la vie.

Lorsqu’il utilise l’appareil photographique, en homme impliqué dans ce monde, ses images n’adoptent pas de point de vues spécifique, ni de cadrage privilégié, elles sont, selon le mot de Michel Foucault, des « images prélevées comme une pellicule sur le mouvement anonyme de ce qui se passe ».

Historiquement il y a convergence entre son œuvre et celle du Pop art, avec une préférence pour les couleurs non modulées et audacieuses, un intérêt pour les domaines du goût populaire, y compris la culture du trash, du désir, et l’accent mis sur des sujets contemporains. Mais l’œuvre de Gérard Fromanger est en constante rébellion contre toute forme catégorique de convention artistique. Ses conversions à des pratiques variées l’ont conduit à rester constamment ouvert à de nouvelles idées, allant contre la restriction rigide à tel ou tel mouvement artistique bien défini. Son exploration de l’ensemble des thèmes traditionnels de la peinture : portrait, nu, paysage, mythologie, peinture d’histoire, l’inscrit dans la continuité de l’histoire de la peinture, mais sa forme dénuée de tout symbolisme implique en même temps une rupture. C’est avant tout dans l’affleurement du monde et de ses signes qu’il fixe dans le silence ses rumeurs et son histoire de synapses et de dissidence.

« Le peintre, note Gilles Deleuze, n’a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer. »Les œuvres de Fromanger, comme immatérielles, nous semblent empreintes de lumière, nées d’une insolation d’énergie. Leur force colorée, leur rupture de ton, leur chamboulement ou renversement d’espace, comme dans la série « Sens dessus dessous » (2003-2006), sont une négation de la hiérarchie du visible face à l’illusion de la peinture. Les figures, les paysages, les objets, les formes apparaissent au centre de la toile en état d’apesanteur, sans ombre ni profondeur, sans l’illusion d’un espace perspectif. Le point de fuite est placé vers le spectateur dans une perspective inversée : l’image vient à lui, le fond et la figure sont saisis dans une même vision. Il y a bien, dans la rutilance harmonieuse de cette peinture et particulièrement dans les dernières œuvres, un renversement permanent du souffle où le grand plan de la peinture s’étoile dans son sens. L’œuvre de Fromanger est celle de la tension entre le figurable, le représentable (corps, paysages, ville…), et ce qui résiste :l’irreprésentable, l’incertain, avec ses pans de peinture abstraite. Elle doit être perçue comme un espace pictural transitoire entre ce qui est représenté (issu de photographies, de documents) et l’immersion dans la peinture, la couleur, avec sa matérialité et son immatérialité. Immobilité des formes et gestualité s’entretiennent dans un effet d’indistinction entre le fond et la surface, le figuré et le figurable (ou, plus justement, le figural, selon le terme de Gilles Deleuze pour définir la peinture de Bacon), le plein et le vide. En cela, Fromanger ne peut être rattaché à la Figuration narrative.

Présence et absence face aux splendeurs anonymes dialoguent chez Gérard Fromanger comme dans toutes les œuvres majeures de l’histoire de la peinture avec lesquelles les artistes s’entretiennent. 

Le contexte historique, la peinture en France dans les années 1960

Ce rouge Fromanger décrit par Jacques Prévert est-il rouge de Chine, du sang qui bat, de la révolte, ou rouge Campbell, Coca Cola, Ketchup… ? D’une rive à l’autre de l’Atlantique, cette couleur porte sa contradiction, la marque du consumérisme ou sa contestation. L’œuvre de Gérard Fromanger, et c’est là une de ses richesses, affronte cette contradiction avec radicalité. À la production mécanique voire automatique de l’image invoquée par les artistes du Pop art, tel Andy Warhol, la question de la picturalité, du geste du peintre, de la main humaine avec ses contraintes de temps, a toujours été centrale pour lui. Depuis ses premiers tableaux avec l’engloutissement ou l’émergence du corps dans la pâte colorée en camaïeu gris, la peinture s’est émancipée de sa matérialité et de son empâtement pour trouver une fluidité où la couleur qui émerge révèle le sujet et l’objet de la peinture.

Cette question provocatrice : l’étude des couleurs, de leur code, nous permet de suivre les chemins emmêlés, les réseaux de l’œuvre de Gérard Fromanger en perpétuel dialogue avec la peinture, aussi bien celle des Primitifs italiens, que celle de ses prédécesseurs immédiats ou contemporains, comme les artistes de Pop art britanniques ou américains.

 

« Quand je pose un rouge sur la toile blanche, ce rouge n’est rien et la toile n’est pas blanche. Ce rouge n’est pas monochrome immatériel, ni un symbole, ni une vanité, ni un feu, ni la trace d’un désespoir. Ce rouge est seul, rien ne le colore, ne le refroidit, ne le réchauffe, il n’est rien tant qu’il est un rouge seul, il n’a pas de sens, il n’est qu’une vague trace de peinture. Mais sa présence établit un fait nouveau et inaugure un processus, il sert à quelque chose. La toile n’est pas blanche, elle est noire, noire de tout ce que les autres ont fait, noire de tout ce que j’ai fait, noire de toutes mes certitudes. Elle ne demande qu’à être blanchie. Le rouge et le noir font partie d’un projet qui n’a pas de précédent et dont je ne connais pas la suite. Le rouge commence par effacer, puis il blanchit, libère la toile de toutes les noirceurs passées qui la couvrent. Bouillonnant, éclatant, le rouge piaffe d’impatience et ne supporte plus sa solitude. Il demande, il supplie, il exige un vert, même petit, là-haut dans l’angle, et le vert apparaît, complémentaire, indispensable à la vie du rouge ; ils dansent et composent de nouvelles figures et déjà se demandent avec qui partager leurs guerres et leurs amours. Le jaune, le violet, l’orangé et le bleu accourent pour mêler leurs vitalités à la leur, par touches successives, par mouvements involontaires et inéluctables, par des accidents et des bonheurs dont le déroulement même ne signifie rien d’autre que le sens en train de se faire. »

 

La position des artistes plasticiens français de la génération de Gérard Fromanger a souvent été une réaction à l’impérialisme culturel américain, au moment où New York s’est substituée à Paris comme capitale culturelle, mais il est évident que cette répulsion s’accompagne d’une fascination. Les artistes américains n’ont jamais nié l’héritage des artistes français, celui de Matisse, tels ceux de la Bay Area, comme Richard Diebenkorn, Fairfield Porter, Paul Wonner, ou encore ceux que l’on a définis comme néodadaïstes avant de les regrouper sous l’appellation générique de Pop art formulée par Lawrence Alloway en 1958 : Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Roy Lichtenstein…

Marcel Duchamp fut un des passeurs de leurs œuvres en France, notamment à l’occasion de la première Biennale de Paris, en 1959. L’héritage surréaliste et dadaïste revendiqué par les artistes du Pop art comprend le retour à la figuration. De ce côté-ci de l’Atlantique, en France, ce rapport n’a pas été revendiqué, a parfois même été nié. Pourtant la collusion, sinon collision, est évidente. L’engagement politique, particulièrement autour de Mai 68, a peut-être occulté cette connivence de pratiques et de formes. La génération de Fromanger a pu découvrir régulièrement les œuvres des artistes de Pop art grâce aux expositions de la galerie Sonnabend qui a ouvert en 1962 avec une exposition de Jasper Johns, suivie par celles de Robert Rauschenberg puis de l’Italien Mario Schifano…

 

L’école abstraite américaine fut en concurrence avec celle de Paris. Par le retour à une possible figuration la peinture américaine entrait en force en Europe et reposait la question des avants gardes et des ruptures, donc la question des hiérarchies dans l’art, et celle de son rapport au temps présent. S’y exprimait une opposition intrinsèque entre l’avant-garde, qui va de l’avant, et l’académisme, tourné vers le passé. Il est intéressant aussi de regarder l’évolution de ces artistes, par exemple Lichtenstein et ses peintures des années 1950, très marquées par l’influence de Picasso, ou bien les sculptures de Takis dont l’origine évoque la fascination de Giacometti pour les sculptures des Cyclades.

Avec l’émergence du Pop art chez les artistes britanniques et américains, on voit apparaître pour la première fois un art globalisé, prônant la figuration la plus prosaïque, la représentation du monde dans lequel on vit, en utilisant une imagerie populaire et médiatique, comme la publicité des marques de grande consommation ou la représentation des stars dans les magazines.

La fin des années cinquante marque aux États-Unis le retour à la figuration : après plus de dix ans d’hégémonie abstraite, les héritiers de l’expressionnisme abstrait, à la recherche de nouvelles formes artistiques d’expression, se prennent d’intérêt pour l’objet, sous toutes ses formes. Fragmenté ou entier, matériau brut ou mobilier issu du quotidien, parfois même sonore ou lumineux, l’objet est intégré à la toile. Ces œuvres sont l’expression d’une société libre(ou libérale) dans laquelle les images peintes ou combinées deviennent des relevés, des prélèvements du réel.

Alain Jouffroy, qui fut un regardeur et un soutien permanent de l’œuvre de Fromanger, fut l’un des premiers critiques français à s’intéresser au Pop art et à le défendre comme forme d’expression picturale mais aussi dans sa poétique, particulièrement pour les peintures de Lichtenstein.

« Mythologies quotidiennes » est alors le nom d’un mouvement artistique créé par Jouffroy, rassemblant les artistes Erró, Antonio Recalcati, Peter Stämpfli, Bernard Rancillac, Hervé Télémaque et Jacques Monory. Ces peintres français utilisent eux aussi l’imagerie quotidienne mais au travers d’une réflexion volontairement sociale et politique autour de la vie contemporaine et son aliénation. La XXe édition du Salon de mai, qui s’est tenue du 16 mai au 7 juin 1964 dans les locaux du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, fut la première grande présentation à un large public du Pop art en France.

 

1964 s’affirme comme un point culminant dans l’arrivée du Pop art en Europe, avec les deux événements conjoints du Salon de mai et de la Biennale de Venise. Le Pop art suscite la polémique et reçoit un accueil critique réprobateur en France car il signale le déclin de Paris comme capitale des arts. Il est souvent perçu comme l’expression de l’impérialisme américain, en continuité avec l’impérialisme économique et militaire des États-Unis. Ce contexte historique est important pour comprendre l’évolution de l’œuvre de Gérard Fromanger, comme d’ailleurs de tous les artistes de la Figuration narrative.

 

Fromanger s’inscrit dans le contexte de l’art international des années 1960 en artiste qui ensuite sans relâche nourrira sa pratique en se confrontant à l’art classique et moderne. La peinture étrusque, la Tapisserie de la Dame à la Licorne, les Primitifs italiens, Velasquez, Courbet, Manet, Kandinsky, les expressionnistes allemands, Matisse, Giacometti, Picasso, … seront des références et des influences constantes. 

Son tableau, son plan est un terrain de jeu, un jeu savant et implacable, puisqu’il se confond avec la réalité elle-même, dont il arpente les paradoxes. C’est pourquoi son œuvre est à la fois très intellectuelle, référencée et profondément ancrée dans les plis de l’expérience vécue, comme s’il y avait derrière celle-ci un mystère à percer et un secret à révéler que seule la peinture serait en mesure d’assumer, de révéler. 

Sa passion profonde pour la ville, ses quartiers populaires témoignent d’une recherche intime sur le sens de la vie humaine et de son miroir : l’œuvre d’art. La peinture de Gérard Fromanger nous propose des expériences de pensée où le réel devient un objet d’étude, un sujet de reconstruction face à la catastrophe imminente et immanente. Elle est un support de réflexion qui prône une combinaison savante de la simplicité et de la profondeur. Avec conviction, obstination son œuvre témoigne que la peinture est une combinaison de jeux mentaux et d’expériences sensorielles où il s’agit de relier la généalogie humaine qui s’exprime dans l’histoire de l’art aux documents contemporains sans les lier. Le courage (je ne voie pas d’autre mot) de Gérard Fromanger a été d’affronter le hiatus contemporain entre l’image et l’acte de peindre.

« Bref, les forces sont en perpétuel devenir, il y a un devenir des forces qui doublent l’histoire ou plutôt l’enveloppe, suivant une conception nietzschéenne. Si bien que le diagramme, en tant qu’il expose un ensemble de rapport de forces, n’est pas un lieu, mais plutôt un « non-lieu » / ce n’est un lieu que pour les mutations. […]. Il n’y a donc pas enchaînement par continuité, ni intériorisation, mais ré-enchaînement par-dessus les coupures et les discontinuités ( mutation ) ». Gilles Deleuze

 

En 1963 Fromanger réalise ses peintures de camaïeu noir et blanc, reprenant le thème classique de l’autoportrait et du nu féminin. Si l’influence d’Alberto Giacometti se perçoit dans l’isolement des figures, l’artiste résout déjà la fusion de la forme et de la figure, la matière picturale et son geste se poursuivant de l’une à l’autre. La couleur grise exprime une certaine indifférence, voire une neutralité face au sujet. Mais au-delà de l’école de Paris, face à cette donnée classique du sujet, l’artiste ne questionne-t-il pas par son geste des œuvres de Jasper Johns telles que Figure 5 (1960),Jubilee (1960)ou Shade (1959) ? Dans ses peintures, Fromanger cherche l’expression d’une forme autonome du corps ou des portraits libérés de leur forme symbolique. Le lien étroit de son œuvre avec celles des artistes américains du Pop art, la recherche d’une synthèse n’apparaissent-elles pas déjà là ?

 

« Pour moi le gris est bienvenu, c’est lui qui correspond à l’indifférence, au refus du message, à l’absence d’opinion et de forme », dit Gherard Richter.

 

Une telle permanence du pictural, de son expression et de sa traduction rapproche Gérard Fromanger de James Rosenquist, dont l’œuvre semble issue de procédés mécaniques. Pour ces deux artistes, quand un projet a acquis le statut d’image, ils cherchent à la reproduire par tous les moyens. De toile en toile, d’année en année, les thèmes se développent par sauts consécutifs, changements de point de vue, jeu sur le choc des couleurs. C’est ce statut de l’image qui fait sens pour Fromanger, l’artiste ayant toujours conservé, au fil de ses soixante années de peinture et de remise en question, une distance critique vis-à-vis des avant-gardes successives :

 

« Toutes les avant-gardes artistiques du siècle ont voulu changer la perception du monde. Toutes, sans aucune exception, voient leur cote monter à la bourse de l’Art. Y a-t-il un rapport de cause à effet ? Y a-t-il contradiction ? Quelles conclusions faut-il en tirer ? Est-ce une victoire ? Pour qui ? Est-ce une déconfiture ? Pour qui ? Est-ce un jeu ? Une comédie ? Une tragédie ? Pour qui ? Est-ce une question intéressante ? Pour qui ? Il y a toujours un savant pour prouver l’existence de Dieu. Va-t-on en trouver un pour prouver et légitimer la fin du sens ? Le sens a-t-il un début et une fin ? Est-il en expansion ou en contraction ? Est-il fini ou infini ? Y a-t-il des trous noirs dans le sens ? Allons ! Allons ! Circulez, y a rien à voir, par ici la monnaie. »

 

Il s’appuiera sur les convictions de Van Gogh.

« “Je cherche à exprimer le passage désespérément rapide des choses dans la vie moderne”, écrit Vincent. […] La peinture contemporaine n’est pas un média, pas un pouvoir, pas une science. Elle n’a rien à communiquer, rien à vendre, rien à ordonner. Elle n’informe pas, ne flatte personne, ne fait ni propagande ni publicité. Elle n’est ni documentaire, ni fiction, ni courte ni longue, ni petite ni grande, elle n’illustre ni ne commente, elle n’est rien d’autre qu’elle-même, c’est une “chose” en soi qui ne parle que d’elle-même et ne peut parler d’autre chose que d’elle-même. Si elle parle d’autre chose elle n’est plus de la peinture contemporaine. Elle est un noyau dur, radical, nécessaire et suffisant. C’est par cette totale singularité qu’elle parle aux autres. Elle ne parle que de peinture donc elle parle de tout à tous. »

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, certains artistes américains tels qu’Arshile Gorky, Robert Motherwell, Franz Kline ou encore Willem de Kooning se détournèrent de la figuration pour laisser éclater leurs sensations brutes sur la toile. La composition spontanée de leurs œuvres leur fit attribuer le nom d’expressionnistes abstraits par la critique et parmi eux, Jackson Pollock et Mark Rothko initièrent deux mouvements distincts, l’Action Painting et la Color-Field Painting, devenus les symboles du renouveau artistique occidental. Considérée comme la nouvelle avant-garde, on assiste progressivement à la naissance d’une véritable «  école de New York », comparable à celle de Paris. Cette notion de composition spontanée sera majeure pour Fromanger, particulièrement dans les peintures à partir de la fin des années 1970.

L’œuvre de Gérard Fromanger va, au travers de permanentes remises en question, au fil de ses données éparses, poursuivre le pictural : la peinture s’y montre, parle de tout et à tous, chose importante, substantielle pour l’artiste, s’appuie sur des éléments de biographie, les rencontres qu’il fait, les amitiés qu’il noue, ses amours ou l’expression de ses révoltes, ses désespoirs ou des événements comme l’incendie de son atelier en 1965 ou Mai 68 : « Comme tous les artistes, j’étais sorti de mon atelier et le souffle, la beauté de la rue m’ont saisi. Tout à coup, j’ai compris le pouvoir de la rue. Elle peut changer le monde. La rue et les gens sont devenus mes thèmes. Ils sont entrés dans mes tableaux. »

Gérard Fromanger est, pour reprendre le titre d’une œuvre de Giacometti, un homme qui marche : dans sa tête, dans la rue, dans la vie, il marche toujours au plus près du champ pictural mais aussi du réalisme en peinture. Le réalisme, qu’il ne faut pas confondre avec le naturalisme, cherche une ressemblance avec le réel, une coïncidence entre une pensée sociale et une immersion physique dans le monde. Ainsi, dans la tradition picturale, il a à voir avant tout avec la représentation de figures humaines, de scènes qui ne se limitent pas naturellement à la simple quotidienneté. Mais cette notion de réalisme en peinture (ainsi qu’en littérature) est toujours en constante réinterprétation selon les époques, elle n’a aucune permanence de style, ni de pensée. L’art, la pratique, la vie personnelle, les engagements politiques sont issus de la même énergie, du même élan vital.

« Je n’ai pas plus voulu imiter les uns que copier les autres : ma pensée n’a pas été davantage d’arriver au but oiseux de “l’art pour l’art”. Non ! J’ai voulu tout simplement puiser dans l’entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et indépendant de ma propre individualité. Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Être à même de traduire les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque, selon mon appréciation, être non seulement un peintre, mais un homme, en un mot faire de l’art vivant, tel est mon but. » 

À cette déclaration de Gustave Courbet fait écho, plus d’un siècle plus tard celle de Gilles Aillaud, théoricien d’une peinture militante et auteur du manifeste qui fixe la nouvelle orientation donnée en 1965 au Salon de la Jeune Peinture. « Il faut en finir, écrit-il, avec ces lois soi-disant fondamentales qui commandent la structure de l’œuvre d’art, et qui ne font en réalité que maintenir depuis des années la peinture dans le domaine rhétorique du langage des formes et des couleurs […]. Tant que ce travail de destruction ne sera pas complètement achevé, il ne sera pas possible d’élaborer l’unique et fondamentale question dont dépend l’avenir, c’est-à-dire la vie même de l’art : dans quelle mesure, si petite qu’elle soit, la peinture participe-t-elle au dévoilement historique de la vérité ? Quel est le pouvoir de l’art aujourd’hui dans le devenir du monde ? »

 

L’emblématique série des « Pétrifiés »

Le simple titre de cette série attire déjà notre attention sur les contradictions que met en place Gérard Fromanger, avec le mouvement de ses figures – qu’il s’agisse de Gérard Philipe dans son interprétation du Prince de Hombourg en 1959, ou de joueurs de rugby, entre autres – soulevant un carré monochrome. La présence de ce carré prend ici valeur d’emblème et délivre, comme l’écrivait Wittgenstein, un « voir comme », liant la vision et son expérience interprétative hors de la perception immédiate.

D’autres œuvres de cette série portent aussi la marque de l’ironie, telles La Vache qui pleure ou Le Cheval qui rit. Le mouvement, l’énergie de ces représentations, de l’illusion du mouvement, sont contredits par le titre générique de la série. De quoi cette pétrification est-elle le signe ? Être face au tableau, c’est emprunter le regard de Gorgone, la Méduse, tout se fige, et surtout l’énergie du peintre qui l’a mis au jour, son intime présence. « La visibilité est un piège », disait Michel Foucault. Détruire la Gorgone et son regard inquisiteur, c’est parvenir à ne pas être vu comme individu particulier. Devenir invisible ou, au moins, une ombre.

Fromanger expérimente dans cette série les illusions et l’illusionnisme de la peinture avec ses narrations contradictoires, le mouvement et la fixité, l’espace et le plan, mais avant tout interroge le voir en peinture.

 

Le regard d’autrui pétrifie ce qu’il voit, « figé au milieu du monde », en renvoyant le regardeur du tableau à sa contingence fondamentale. « Cette pétrification de l’en-soi par le regard de l’autre est le sens profond du mythe de Méduse. » Le rôle de la peinture et la mission du peintre est de s’affirmer comme sujet et objet dans ce jeu de miroir qu’est la peinture.

 

La série du Prince de Hombourg avec la duplication de cinq figures de Gérard Philipe condense déjà les préoccupations artistiques, multiples, de Fromanger. De même que Warhol réalise ses premières œuvres avec la figure iconique de Marilyn Monroeen1962, peu après sa mort, Fromanger exalte en 1965 Gérard Philipe, l’immense comédien, disparu en 1959. Mais là où Warhol fige Marilyn en icône populaire et commerciale, Fromanger reprenant l’illusion du Prince de Hombourg interroge l’illusionnisme, la présence, le jeu de miroirs de la peinture. S’établit aussi un dialogue entre les deux Gérard, le comédien et le peintre, toujours en quête d’auteurs. Le Prince de Hombourg est a de plus été mis en scène par Jean Vilar, directeur du TNP, Théâtre national populaire, qui se veut engagé et au service des publics les plus divers. Trois ans avant 1968, Fromanger se sent proche de ces préoccupations d’un art pour toutes et tous.

 

« Je viens après Cézanne, après les nabis qui ont dit : “La peinture, ce n’est pas une fenêtre ouverte sur le monde; la peinture, c’est une surface plane.” Tout l’art moderne est basé là-dessus. Souvenez-vous de cette phrase de Mai 68 : “Soyons réaliste, demandons l’impossible.” Moi, je dis : “Soyons impossibles, demandons la réalité.” Et la réalité, c’est une surface plane, il faut faire avec. »

 

Par cette utilisation de la couleur et du mouvement, Fromanger fait son entrée (toujours par une porte dérobée car trop libre) dans la figuration narrative. L’utilisation d’archives photographiques, pour le moment transcrites par la mise au carreau sur le tableau, devient alors centrale pour ses œuvres à venir.

« Et si la photographie est une invention merveilleuse sans être un art, c’est justement que dans son indifférence elle imite tout et n’exprime rien. Or, là où il n’y a pas un choix, il n’y a pas un art. »

 

Les ombres au tableau

 

« C’est une légende de Pline l’Ancien. La fille d’un potier passe une nuit d’amour avec son amant. Le matin, au réveil, l’amant doit partir à la guerre. L’amoureuse voit l’ombre sur le mur. Elle prend un morceau de charbon et dessine l’ombre de son amant. Il s’en va mais elle garde le souvenir, la trace, le réel de son amant. La peinture, c’est ce qui reste quand l’amant est à la guerre. Le bonheur ne m’intéresse pas. Mais l’extraordinaire fascination de l’énergie du monde, oui. »

 

C’est une nouvelle donnée de la photographie, alors argentique, imprégnée de la contrainte de temps et de lumière, que Fromanger expérimente dans le même temps que l’artiste portugaise Lourdes Castro. Ces deux artistes recherchent l’absence et la présence, la peinture n’étant plus fenêtre, leurs pratiques interrogent la surface plane de la toile surchargée d’histoires de peinture. Lourdes Castro est à la marge des peintres du Nouveau Réalisme et de la figuration narrative. Dans sa recherche de la dématérialisation, elle emploie la sérigraphie et réalise des projections de silhouettes d’amis, qui apparaissent en ombres chinoises. À partir de 1966, elle se consacre aux animations avec les théâtres d’ombres. Sombra projectada de Micheline Presle (1965) est caractéristique des œuvres des années 1960 avec l’aspect spectral de la figure humaine. Le tableau devient écran de projection et l’ombre projetée, le matériau de Castro. Pour Fromanger, c’est l’espace de projection de la lumière sur la toile qui devient centrale. La peinture n’est plus une fenêtre, mais un plan où peut se poser – s’exposer – le théâtre d’ombres de la vie.

Il n’y a pas de peinture sans lumière, affirmait Nicolas Poussin. Jusque dans l’obscurité des grottes, les peintures préhistoriques témoignent que ces peintres d’empreintes, de taches, de figures animales et humaines, portaient avec eux et en eux la lumière : ils savaient la conduire dans ces tranchées obscures. Lourdes Castro et Gérard Fromanger témoignent de la permanence du lien indéfectible entre peinture et lumière.

 

À la suite de l’incendie de son atelier et de ses démêlés avec la galerie Maeght, Fromanger cherche son vocabulaire plastique. Il procède par tautologie avec ses tableaux abstraits, où la peinture est peinture et rien d’autre. Elle est utilisée pour marquer et se démarquer du titre de l’œuvre parfois en trois dimension, citons, de 1966, Le Soleil inonde ma toile, Mon tableau s’égoutte, Mon tableau part en fumée… 

Le mot et la chose-peinture sont deux poésies muettes qui se complètent parfois, mais sont avant tout une extension par les couleurs et les mots du mystère résiduel de la création. Le titre oriente la perception du spectateur, il joue le rôle, en quelque sorte, d’un substitut de la figuration pour en révéler le sujet et la signification, voire la transvision du mot à l’image. Pour Gérard Fromanger, le titre est avant tout un indice complémentaire au mystère des images : celui de leur apparition et de leur disparition.

 

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Le boulevard des Italiens

 

« Quand des hommes, même s’ils s’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inexorablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. »

 

La série « Boulevard des Italiens » (le toponyme provenant du Théâtre des Italiens, aujourd’hui Opéra-Comique) ouvre des espaces à l’intérieur desquels les passants deviennent des ombres portées, rouges, uniformes, saisies en mouvement sur ce boulevard devenu un centre commercial à ciel ouvert où le consumérisme force à l’anonymat. Les photos d’Élie Kagan traduisaient ce moment d’inquiétante banalité, en permettant de voir et percevoir ce que l’on ne voit plus dans ce quartier sans histoire(s) contemporaines hormis celles des salles de cinéma. Le rehaussement par la couleur donne le tempo de ces scènes. Cette série de peinture propose des plans ouverts, des fresques du temps présent, reprenant la position classique de l’être humain face à la démesure de la ville. Le quotidien et sa banalité s’émancipent par la peinture : l’uniformité du camaïeu de l’architecture, des commerces, des kiosques, des cinémas, des voitures dont celles de la police est désolidarisée du rouge vibrant des passants en perpétuel mouvement. La ville est devenue décor où se projettent les ombres humaines irradiantes. Elles sont l’expression de la vulnérabilité des corps, de leur interchangeabilité. Fromanger faisait peut-être allusion aux ombres d’Hiroshima, où le flash de la bombe avait décoloré le béton et, comme dans une projection photographique, l’explosion avait laissé des marques correspondant à l’ombre des objets, des corps et du mobilier urbain. Les corps des habitants avaient disparu mais leurs ombres étaient restées.

 

Le boulevard des Italiens est riche de salles de cinéma avec leurs billboards et l’on peut y voir l’une des raisons du choix de ce lieu par l’artiste. Sa peinture dialogue avec celles anonymes des affiches de cinéma. L’image fixe de la peinture se confronte à l’image-mouvement du cinéma. Ce boulevard est un cadre pour Gérard Fromanger où le peintre veut résoudre la double illusion du plan pictural et du mouvement de la foule ou de l’image. Le peintre saisit une image-temps directe, pour reprendre une expression chère à Gilles Deleuze. L’enjeu est de saisir les instants narratifs et dramaturgiques dans la banalité d’un jour. 

Des œuvres de la série, Le Cercle rouge (1971)est probablement la plus emblématique, la citation du rouge bien certainement, mais ce film évoque des personnages froids, dont on sait finalement peu de chose, ils traversent des espaces désertiques – en pleine nature – ou désertés – en pleine ville. Les personnages sont réduits à de simples silhouettes, ou à des fantômes, parce qu’ils sont les jouets du destin. C’est cette même gravité qu’expriment les peintures de Fromanger : l’isolement des corps avec leur précarité. L’héroïsme permis aux seuls voyous pour Melville, comme celui d’êtres fantomatiques dans un décor consumériste pour Fromanger, expriment aussi l’impossibilité de l’héroïsme en art. Le même mutisme, la même expression de solitude dans ce désert de la vie moderne sont alors à l’œuvre.

La série « Boulevard des Italiens », avec sa conception systématique et sa présentation groupée, donne à penser que la perception d’une toile subit toujours l’influence de celles qui l’entourent. Telle une suite de plans produisant un effet qui évoque celui que Lev Koulechov avait théorisé pour l’image filmique.

« Le Cercle rouge est d’un bleu monochrome et glacé (cellule, autoroute, nuit, jour, et la noirceur corbeau des cheveux de Delon), où, exceptionnellement, s’épanouit le rose violacé d’un mouchoir effaçant des empreintes, l’orange incandescent d’un panneau publicitaire au loin, le rouge effronté d’une rose. Beaucoup de froideur pour quelques gouttes brûlantes, une philosophie de l’action. »

 

Le peintre et le modèle

 

« Le modèle du peintre, c’est la marchandise. Toutes sortes de marchandises : vestimentaires, balnéaires, nuptiales, érotiques, alimentaires. Le peintre est toujours présent, silhouette noire ; il a l’air de regarder. Le peintre et l’amour, le peintre et la mort, le peintre et la nourriture, le peintre et l’auto : mais d’un modèle à l’autre tout est mesuré à l’unique modèle marchandise qui circule avec le peintre. Les tableaux, chacun construit sur une couleur dominante, forment une série. On peut faire comme si la série s’ouvrait sur le tableau Rouge de Cadmium, et se fermait sur le Vert Véronèse, représentant le même tableau, mais cette fois exposé chez le marchand, le peintre et son tableau devenus eux-mêmes marchandises. […] Rien n’est neutre, ni passif. Et pourtant le peintre ne veut rien dire, ni approbation, ni colère. Les couleurs ne veulent rien dire : le vert n’est pas espérance ; ni le jaune, tristesse ; ni le rouge, gaieté. Rien que du chaud ou du froid, du chaud et du froid. Du matériel dans l’art : Fromanger peint, c’est-à-dire fait fonctionner un tableau. Tableau-machine d’un artiste mécanicien. »

 

La série « Le peintre et le modèle » poursuit l’incursion dans la ville, mais avec un code couleur précis. La couleur du camaïeu détermine le titre du tableau, Violet de Bayeux (1972),Rouge cadmium clair (1972),Vert Véronèse (1976). Le référencement des couleurs est défini d’après la palette de Lefranc-Bourgeois. Les couleurs ont une histoire et les citer est déjà en soi évocation d’autres peintures. Pour les œuvres de Gérard Fromanger l’autobiographie est toujours sous-jacente, le violet de Bayeux rappelle son enfance à Houlbec, en Normandie, près de Bayeux et de sa tapisserie qu’il admirait. Au titre classique du peintre et de son modèle, conformément à la tradition de l’atelier fermé et du mystère du face-à-face du peintre et de son modèle, Fromanger substitue le peintre et le modèle dans un milieu urbain enregistré sur la pellicule photographique.

Le peintre apparaît en noir, il est l’ombre au tableau qui se détache telle une silhouette découpée évoquant le cinéma d’animation du début des années 1930, à l’instar de celui de Lotte Reiniger. La série présentée dans son ensemble voisine d’ailleurs avec cette impression d’image-mouvement.

Le noir est le rien du visible, une ombre qui attire l’œil et nous expulse de ce visible. Celui de la découpe du peintre est origine et tombe face aux scènes de la ville fusionnant présence et absence. Il peut être perçu comme un témoin, mais un témoin qui ne peut témoigner. Entre l’écran du camaïeu de la ville avec ses magasins, intérieurs de boutiques ou de sex-shops, et la silhouette noire, évoluent des personnages peints dans une couleur complémentaire. Paul Cézanne disait : « La lumière et l’ombre sont un rapport de couleurs. »

 

« Victor Stoichita définit en se référant d’ailleurs au récit des Métamorphoses d’Ovide –que le stade du miroir “concerne principalement l’identification du ‘je’, tandis que l’ombre, elle, concerne principalement l’identification de l’‘autre’. Sachant cela, on comprend pourquoi Narcisse est tombé amoureux de son image spéculaire et non pas de son ombre”. Ainsi comprise, l’ombre est certes traitée de diverses manières selon les époques et les médiums, mais Stoichita y voit une définition fondamentale du statut de l’image, et conséquemment du statut du corps, puisque dans la tradition chrétienne l’ombre devient une preuve irréfutable de l’existence de la chair ».

 

Mais de quoi ce modèle est-il l’emblème, est-ce celui d’un consumérisme dévorant, où les personnages saisis dans leurs courses quotidiennes sont les « complémentaires » (les financeurs) de la grande machine du commerce que l’artiste dit pénétrer avec cette logique implacable de production et de vente. Le peintre devient le producteur du rêve commercialisable et n’est plus que l’ombre de lui-même.

 

« La société n’en demeure pas moins présente de différentes façons dans le domaine autonome de l’art : elle est, en premier lieu, le « matériau » de la représentation esthétique, étant, passée ou présente, transformée par cette représentation. C’est l’historicité du matériel conceptuel, linguistique et imaginaire que la tradition transmet aux artistes : c’est avec lui ou contre lui qu’ils doivent travailler ; elle est présente, en deuxième lieu, en tant qu’elle détermine l’horizon des possibilités de lutte et de libération effectivement disponibles ; en troisième lieu, elle détermine la place particulière de l’art dans la division sociale du travail et, surtout, la séparation du travail intellectuel et du travail manuel, qui fait que l’activité artistique et, dans une large mesure, sa réception deviennent le privilège d’une « élite » isolée du processus matériel de production ».

Herbert Marcuse

 

Nous avons déjà évoqué la question du réalisme et de Courbet, cette série poursuit les questions mises en œuvre dans L’Atelier du peintre (1855), où ce dernier associe dans un même lieu l’espace intime du peintre et celui de son modèle, la femme nue, invisible pour lui. Il cherche, fouille les chairs, voire le désir, dans le paysage qu’il peint. Le surgissement de l’arbre – axe central, ligne de force de la composition que l’on peut qualifier d’« image potentielle » (reprenant ainsi le terme de Dario Gamboni) – est évocation de ce désir, plaisir de peindre les fantômes qui habitent l’artiste. Cet espace mental, fantasmatique, est mis en tension avec celui ouvert autour de cette scène, l’espace social des amis, des élus comme ceux qui sont dans la misère, « ceux qui vivent de la vie, ceux qui vivent de la mort ».

De même chez Fromanger, les personnages représentés sont souvent des proches de l’artiste. On retrouve chez lui la même contradiction, contraction du monde fermé de l’artiste absent à lui-même dans l’acte de création face au bruit et à la fureur du monde attenant, que celle qui est mise en œuvre par Courbet.

 

« […] Espace qui sépare et qui réunit, qui soutient toute cohésion (et même celle du passé et de l’avenir, puisqu’elle ne serait pas s’ils n’étaient parties au même Espace). Chaque quelque chose visuel, tout individu qu’il est, fonctionne aussi comme dimension, parce qu’il se donne comme résultat d’une déhiscence de l’Être. Ceci veut dire finalement que le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence. À leur époque, nos antipodes d’hier, les Impressionnistes, avaient pleinement raison d’établir leur demeure parmi les rejets et les broussailles du spectacle quotidien. »

 

La peinture et lespace de projection

 

L’ensemble de ses œuvres ont installé Fromanger comme peintre majeur de la scène française. Mai 68 et ses engagements accompagneront cette reconnaissance. L’artiste va continuellement renouveler sa pratique et interroger le possible du pictural en maintenant un dialogue permanent avec l’art de son temps, sans jamais renoncer à être témoin de son époque au niveau social et politique pour autant. Son œuvre devient une constellation de propositions, de remises en question, d’insoumission aux « règles » du tableau : cette surface plane illusion de la représentation en peinture. Travaillant toujours par série, sur la répétition, mettant en cela au travail le précepte de Gilles Deleuze selon lequel ce qui se répète ne peut être que Différence. Et si ses œuvres sont toujours des contractions de couleur, c’est la question du rythme, rythme comme un morceau de musique ou le brouhaha de la communication, de l’information en continu et de la ville qu’il va saisir.

Chez Alberti, la peur du « tumulte » dans la composition en peinture exprime le désordre visuel en termes auditifs : la peinture court le risque du bruit, du son inarticulé ou de la confusion des voix. Fromanger va explorer cette voie de la confusion des formes et des couleurs pour mettre à jour ce tumulte où les couleurs et les sons de la ville se répondent. Ses peintures trouvent un écho dans la définition que donne Bachelard des images instables et fugitives de l’imagination aérienne qui « s’évaporent ou se cristallisent » et qu’il faut saisir « entre les deux pôles de cette ambivalence toujours active ».

De l’extraordinaire série « Questions », citons trois œuvres de 1976, Existe, Passe et Éclaboussure, où l’on assiste à la confrontation de figures stables à l’informe envahissant, éclaboussant, incernable du spectre de la communication.

Ce procédé pourrait se rapporter à ce que le philosophe François Jullien nomme « variance ». L’historien d’art Michel Weemans le traduit comme « la capacité d’une image à ne pas privilégier un axe, un aspect, mais à laisser les différents aspects juxtaposés, à maintenir ensemble toutes les approches possibles dans une égalité de principe” ». Ce que François Jullien explicite, selon lui,« en liant le concept de variance à celui de compossibilité, désignant la nécessité de faire le tour de tous les aspects sans qu’aucun ne soit privilégié. Cette multiplicité des possibles, le Laozi, le plus célèbre traité de la peinture chinoise, en a donné la formule la plus concise : “La grande image n’a pas de forme” »

Ce qui est mis en jeu, en lieu, dans l’œuvre de Fromanger c’est la transition d’une forme représentative issue de la photographie à une autre, informelle, parfois soulignée, maculée de jets de peinture. La question du face-à-face est une constante chez lui : la ville et ses ombres, la photographie et l’expressivité picturale… Cette expressivité et ce face-à-face le rapprochent d’un peintre américain, James Rosenquist, qui, selon le conservateur du Metropolitan Museum of Art Henry Geldzahler, « ne cherche pas à créer des peintures grandioses, mais un équivalent plastique de la profusion matérielle de notre économie, quil qualifie déconomie de surplus ».

Rosenquist a commencé à peindre des affiches de cinéma ou de grands panneaux publicitaires, cest une autre problématique qui motive Fromanger que lon pourrait définir comme Couleur-mouvement pour un spectacle visuel. Pour lui, la peinture nest pas une fenêtre qui ouvre, au contraire le tableau se manifeste comme un plan, où une image peut être projetée. La peinture La Vie dartiste (1975) est sur ce point emblématique. Le peintre est dans son atelier dans la pénombre face à un caméscope qui projette sur le mur du fond la photographie de mutins sur le toit dune prison. Loutil de la peinture, les pinceaux, sont décrits au même niveau que lappareil de projection. Les journaux au bas du tableau ou de la projection, les deux se superposant sont là comme signe dinformation, médiatisation, de documents, mais aussi pour témoigner de laction de peindre en protégeant le sol des coulures. Ces journaux témoignent aussi de la temporalité relative des faits d’actualité, de leur recouvrement par dautres. Les mutins sont des silhouettes de couleurs qui sinfiltrent dans latelier par des traits géométriques de même tonalité et créent ainsi un écho visuel, une hybridité accrue, mêlant les régimes optiques du photographique et du pictural. C’est l’ordre des choses et des causes qui se nouent, d’une part l’image comme œuvre et, d’autre part, extérieur, un fait d’actualité. Les traits géométriques laissent le spectateur hors du tableau. La peinture comme celle des Ménines incluant le dicible et le visible devient ici clairement une installation incluant le regardeur invisible du tableau. Ce procédé d’image dans l’image est aussi clairement évoqué dans Comment faire le portrait dun tableau ? (1975) où le peintre en action peint sur l’image projetée d’une vue de ville de culture et de tradition, Sarlat. Le corps de l’artiste se fond dans la peinture rouge avec son ombre démesurée. Un petit tableau complémentaire se superpose, avec une vue de ville en plan serré peinte dans un camaïeu gris et le portrait de l’artiste avec ce ciel et l’ombre du peintre en aplat vert. Elle déréalise l’ensemble. C’est un dispositif spéculaire, de la peinture dans la peinture qui là aussi nous déporte vers Vélasquez et les Ménines où le peintre a décidé de peindre à travers le miroir sa représentation picturale d’une représentation catoptrique en inversant le sens de l’éclairage. À l’instar de Vélasquez, Fromanger réalise la représentation irréelle d’une situation réelle.

« Comme je suivais la rue que j’habite, je fus tout à coup saisi par un rythme qui s’imposait à moi, et qui me donna bientôt l’impression d’un fonctionnement étranger. Comme si quelqu’un se servait de ma machine à vivre. Un autre rythme vint alors doubler le premier et se combiner avec lui, et il s’établit je ne sais quelles relations transversales entre ces deux lois (je m’explique comme je puis). »

 

Cette notion du tableau dans le tableau est une constante pour Fromanger, la série, Le désir est partout, avec le balayeur africain d’octobre 1974, Rue de la forêt, Rue de la chaleur, Rue de la vie ensemble, Rue des nomades, Rue de la saison des pluies, en est très représentative (il réalisera 16 variations autour de ce thème). Ce sujet du balayeur évoque le corps social au travail, thème important dans l’histoire de l’art, citons Les Casseurs de pierres de Gustave Courbet. Le balayeur de Gérard Fromanger en action est en même temps irrigué de peinture, insolé de lumière. Le fond et la forme font corps, l’objet (le sujet social) est sacralisé par l’art et la couleur. Le geste mécanique, répétitif, d’un invisible de la rue, un émigré au travail, est mis en parallèle avec celui du peintre qui balaie de ses couleurs la toile dans le même exil intérieur. Fromanger produit des artefacts de la réalité tout en permettant au spectateur de saisir l’absence d’équivalence entre l’objet réel et l’objet représenté. « Je ne crois pas aux choses, je ne crois qu’à leurs relations », disait ainsi Georges Braque.

 

En 1974, Fromanger accompagne Jori Ivens en Chine. De retour en France, il réalise à partir de documents la série « Le désir est partout », qui sera présentée à la galerie Jeanne Bucher. L’utopie d’un monde libre, d’une idéologie populaire s’effondre rapidement au contact de cette société répressive et de surveillance. Le terme même de désir est à lire comme notre désir, et nos utopies à nous, Occidentaux, ne correspondent pas à la réalité. Fromanger réalise entre autres le grand tableau En Chine, à Huxian, qui exprime bien ce désenchantement. Le peintre reprend la composition d’une célèbre affiche de propagande de 1969 représentant une foule colorée alignée en rang, derrière laquelle, peint en camaïeu, Mao surgit au soleil levant. Fromanger garde cet agencement de foule colorée pour la représentation de ces peintres à Huxian, mais à l’arrière-plan il substitue un bâtiment en camaïeu gris où sont exposées les peintures qui apparaissent comme des déchirures. Seul émerge l’idéogramme Servir le peuple. L’allusion à l’affiche de propagande suggère que pour Fromanger une armée de peintres remplace celle de paysans et qu’ils sont interchangeables. Au bord droit, « le peintre est légèrement en retrait du tableau », et regarde, étranger, décadré, l’objectif photographique qui fixe ce moment incertain. Ce regard de l’artiste évoque l’invisibilité du spectateur du tableau mais aussi celle de la Chine insondable qui se découvre face à lui.« Sans doute, au fond de mon œil, se peint le tableau. Le tableau, certes, est, dans mon œil. Mais moi, je suis dans le tableau. »

 

Cette confusion-fusion du fond représenté par des lignes de peinture abstraites et gestuelles sur laquelle se superposent les éléments d’un paysage, d’un arbre et d’un groupe de figures en mouvement dans la série « La couleur des villes et la couleur des champs » (1991) procède du même principe. L’artiste rompt alors avec toute perspective, illusionnisme, profondeur. C’est avant tout la peinture qui se montre avec ses étendues classiques du thème du paysage. Il joue sur l’opposition de la ressemblance ou du figuratif et de la dissemblance, l’informel, l’éclaboussure, la tache, la peinture gestuelle. « La matière peinture, c’est-à-dire la couleur, ne colorie plus les objets mais fait irruption, et ravage la bienséance des aspects. »

Fra Angelico nommait « figures » (figurae)l’inverse de ce qu’on entend par là aujourd’hui : pour lui et les Primitifs italiens, « figurer », c’était s’écarter de l’aspect, le déplacer, faire un détour hors de la ressemblance et de la désignation, entrer dans le domaine paradoxal de l’équivoque et de la dissemblance. Autrement dit, pour Fromanger (le Siennois),l’irruption de ses pans abstraits et gestuels est dialogue entre l’irreprésentable de ce qui résiste à lapparition et la fixation dune image et de son sens.

Sa peinture exprime une tension entre la discontinuité des images singulières – où la peinture se montre comme couleur et comme médium, avec sa matérialité saisie dans le geste du peintre – et fragmentaires de ce qui est représenté (corps, paysages…) dans la continuité de la grande image évoquée.

 

Linforme – la couleur ou les traits, taches de peinture – est forme qui informe la figuration et le sens.de chacun de ses tableaux. Lartiste joue dans chaque œuvre sur plusieurs tableaux et il lui faut trouver des passages et non une perspective du fond au premier plan.

 

« TOUT EST ALLUMÉ », 1978  ̶  1979

Gérard Fromanger cesse de peindre pendant un an, au printemps 1978 il retourne à l’atelier et réalise la munificente série de 46 tableaux : «Tout est allumé ». Elle sera présentée au centre Pompidou en 1980. Á lemploi de la photographie Fromanger substitue celle des signes, des pictogrammes et des signaux routiers. La peinture devient un terrain de jeux avec ses codes , une surface de déplacement de la peinture où l’image réaliste de la photographie, même éclaboussée, na plus sa pertinence. Alain Jouffroy définira cette série comme un télégramme monumental, un discours pictural : «Télégramme damour  ̶  télégramme dalerte  ̶  télégramme de survie, où tous les dangers que nous courons sont impliqués.» 

Le premier tableau de cette série, Je suis dans l’atelier en train de peindre, 1978, démantèle la construction et lespace de ses œuvres précédentes, il réalise un retour aux sources, une mise à plat de sa relation à la peinture, à ses codes et ses fondamentaux. Lartiste ne projette plus d’image, de document avec l’épiscope il se projette physiquement seul, sans moyen technique, avec une économie de signes, dindicateurs, de rébus mentaux dans le grand pan de cette peinture quadrillée. Le tableau devient un grand livre à écrire, un indicateur de formes et d’émotions, voire un voyage dans ces tableaux-monde sans destination précise comme le suggère licône de l’avion.

Larmes, Blessures, rires , (1978) reprend le motif du quadrillage dans un monochrome noir évoquant un mur sur lequel s’étalent six bandes de couleurs avec deux roues de constellations zodiacales perçues comme des portraits astrologiques de deux amants : le peintre et sa compagne à qui ce poème damour pictural est dédié. Linscription de larmes, blessures, rires, ces intenses émotions humaines se dissipent dans limmensité astrale.

 

Les autres grandes peintures de la série « Tout est allumée », comme La Vue, (1979) ou À mon seul désir (1979), sont des déflagrations de couleurs. 

, À mon seul désir reprend le titre d’une des six pièces de la tapisserie de la Dame à la Licorne qui se trouve au musée de Cluny, dont le peintre avec ses projections de peinture a conservé la charte de bleus et de rouges. Il juxtapose et entremêle des éléments figuratifs (le visage de la Dame à la Licorne, son autoportrait, l’oiseau de la tapisserie) et abstraits, qu’il articule autour d’une carte du monde en haut de la composition. On retrouve les trois figures géométriques fondamentales – cercle, triangle, carré – associées à un code chromatique qui constitue un nouvel espace où chaque ligne est tension, où chaque couleur affirme son dynamisme. L’impression de mouvement et de foisonnement des éléments colorés, des taches, des coulures contraste avec les trois représentations incluses dans le cercle, le carré et le triangle. L’énergie de ce tableau nous déporte vers certaines peintures de Kandinsky, comme Jaune-rouge-bleu (1925), où la couleur, affranchie du contour, se disperse dans l’espace à la manière des vibrations sonores.

C’est la vision que Kandinsky décrit ainsi en 1913, dans Regards sur le passé : « Chaque œuvre naît, du point de vue technique, exactement comme naquit le cosmos… Par des catastrophes qui, à partir des grondements chaotiques des instruments, finissent par faire une symphonie que l’on nomme musique des sphères. La création d’une œuvre, c’est la création du monde. » Dans le même texte, l’artiste affirme être enfin parvenu à ressentir « le domaine de l’art » et « le domaine de la nature », « comme deux domaines entièrement indépendants ».

Mais au spirituel des années 1910-1920, Fromanger substitue la catastrophe, sa cosmologie est celle du Chaos-Monde (Édouard Glissant), d’un monde imprédictible. Une inscription sur la droite du tableau note l’accroissement de la population mondiale où l’Europe risque d’être recouverte à l’instar de sa peinture fulgurante de désintégration. Fromanger met en jeu deux mondes, celui symbolique et stable de la Dame à la Licorne avec ces cinq sens, et celui d’un avenir où toute stabilité peut chavirer . Ce grand splash de peinture est une cosmogonie de l’intranquillité de l’artiste et de la notre. 

 

L’artiste a repris tous les mots, titres des peintures dans son tableau de conclusion Je suis dans l’atelier en train de peindre […], à mon seul désir, 1979 – immense poème graphique où les drapeaux, les panneaux, les spirales évoquent les paysages physiques et mentaux traversés avec la peinture et ses outils (son réalisme mesuré), avec le corps, ses cinq sens et toutes ses passions (sa démesure). Dans un même élan, la série « Tout est allumée », embrase lalchimie du verbe et de la couleur et exprime le cogito de Gérard Fromanger évoqué par Félix Guattari : « je peins donc je suis. »

 

« Je suis dans l’atelier en train de peindre, dessins, pinceaux, traces, valeurs, compositions, médiums, figures, chauds, chevalets, couleurs, froids, images, châssis, lumières, courbes, espaces, tons, droites, rythmes, tubes, regards, volumes, palettes, contrastes, peintures, formes, passages, toiles, tout est allumé, le sexe, le ventre, la moelle, lœil, la bouche, la peau, le sang, et toi mon amour mon cœur ma vie et toi.

 Larmes, blessures, rires, la vue, louïe, le goût, lodorat, le toucher, à mon seul désir.

Mai-septembre 1979

Huile sur toile, 200X300 .

Aimargues »

 

Le Chaos-Monde est définitivement le sujet de son immense peinture –3,20 x 9,20 m– De toutes les couleurs, peinture d’histoire (1991-1992), qui se présente comme un collage de panneaux peints mêlant sans hiérarchie les armes de guerre, des images culturelles et cultuelles, des animaux, un corps féminin érotisé (selon le cadrage de L’Origine du monde de Courbet) et, c’est à noter, les Twin Towers. Peinture prophétique ?

Cette œuvre est un immense dripping, une explosion de peinture où taches, coulures, éclaboussures maculent les représentations. L’informe, là aussi, informe sur la déréliction, la catastrophe à l’œuvre et sa mise en réseau-rhizome. Gilles Deleuze, s’interrogeant sur cette notion de catastrophe affirmait dans son cours du 31 mars 1981, « La peinture et la question des concepts » : « Or, peindre, d’une certaine manière, ça a toujours été peindre des déséquilibres locaux. »

 

Noir, nature morte (1994-1995), poursuit d’une manière radicale ce cycle avec cette peinture de 660 noms d’artistes alignés sur un fond noir. Elle est un cénotaphe de l’art (reprenant la présentation du mur des morts du Vietnam au cimetière militaire d’Arlington), une vision conceptuelle où le langage, la nomination se substituent aux images. L’intrusion de l’écriture, des mots dans la peinture se retrouve dans plusieurs œuvres, nous l’avons vu (et lu) dans la série « Tout est allumée », citons aussi Batailles (1995) ou Rachel et Léa (2004) – où ce qui est à voir et à lire se confond dans une même énergie de témoigner. L’écriture et la peinture sont des signes et, à première « vue », ont ceci de semblable qu’elles donnent à voir. Elles peuvent s’inscrire dans le registre du visible et s’y confondre. Ainsi trouvons-nous réciproquement de la peinture dans l’écriture : par exemple dans l’enluminure, la calligraphie. Ces deux dimensions du visible et du lisible, entre le peint et l’écrit et leur confusion, offrent une possibilité d’imaginer au-delà de la représentation. Noir, nature morte est aussi un témoignage de cette dette que tout artiste a envers ses prédécesseurs, et du rapport de Fromanger à la peinture où, comme il le répétait souvent : « J’essaie modestement de trouver une petite rivière face au fleuve des maîtres. »

 

Rouge, nue (1994) est un immense agencement de corps réalisé à partir d’images découpées dans des revues pornographiques. La représentation archétypale d’une sexualité mécanique et standardisée déréalise tout désir. Foucault définit dans sa Préface à la transgression : « Ce qui caractérise la sexualité moderne, ce n’est pas d’avoir trouvé, de Sade à Freud, le langage de sa raison ou de sa nature, mais d’avoir été dénaturalisée, jetée dans un espace vide où elle ne rencontre que la forme mince de la limite et où elle n’a d’au-delà et de prolongement que dans la frénésie qui la rompt. ». Fromanger y poursuit aussi sa conversation avec la peinture classique avec cette grande précipitation de figures nues évoquant, La chute des damnés, de Rubens. 

 

Dans la série « Bastille-Dérive », la ville et ses habitants sont mis en réseaux in-distanciés, Fromanger peint les connexions invisibles entre l’individuel et le collectif ; l’individu est à lui seul une institution dans sa dérive. La ville n’existe que comme lieu d’expérience, un agencement. Un tableau de cette série a pour titre Bastille-Réseaux (2007), où la présence humaine, même fantomatique et câblée, est pour Fromanger irréductible : la femme ou l’homme sont toujours en marche, en recherche, et particulièrement dans ce lieu qu’est Bastille, symbole de la Révolution de 1789 et d’une émancipation perçue comme collective. La peinture n’a cessé d’être pour lui un acte de résistance, de revendication de la présence de l’humain et de sa dignité.

 

En 2003 Fromanger complète une série de silhouettes rouges commencées en 1968. Hommage à Bruce Naumann et ses Ten Heads Circle/Up and Down.

Un nouveau développement s’ouvre avec la série « Sens dessus dessous », peut-être la plus célèbre (ou la plus reproduite, et détournée) de Fromanger où des silhouettes humaines sont inscrites sur le plan du tableau souvent noir (absence de signe de la rue). On peut parler d’émergence, voire d’apparition, de ces figures. Dans le bas du tableau, les personnages sont peints à l’endroit et on les retrouve en haut à l’envers, ou plutôt renversés. Le peintre crée ainsi un bouleversement de l’espace, une catastrophe au sens littéral.

On reconnaît des silhouettes citadines familières : la femme avec poussette, le skateur, le cycliste, le couple ou l’être seul, le concert urbain, la cabine téléphonique (il y en avait encore)…

Il serait illusoire de penser que Fromanger ait voulu créer un effet de miroir il y a des décalages de forme et de couleurs ou reprendre un thème classique où le haut (ciel ou paradis) serait l’écho des choses terrestres, comme chez Le Greco. Mais pourtant la couleur, l’emploi singulier de formes humaines découpées et colorées créent des passages entre gravité et élévation, entre abstraction et figuration.

« La différence entre la réalité physique de deux aplats colorés et l’effet psychique de profondeur qu’ils produisent sur celui qui regarde, conduit à reprendre l’expression d’Hubert Damisch d’une géométrie de la couleur ne devant rien à la perspective puisque le sujet pris dans le dispositif coloré n’est dès lors ni ponctuel ni linéaire, mais pulsionnel. Ce terme de géométrie de la couleur servant à ruiner l’opposition classique entre le dessin et la couleur. »

 

L’immatérialité des formes contredit la matérialité du tableau avec son haut et son bas qui peut être retourné laissant au spectateur la question du dessus ou du dessous interchangeable. Ce sont des peintures-mondes, des planètes où les gestes humains ici et maintenant trouve leur écho à l’équinoxe, les mêmes gestes de vie, de circulation, le même agencement dans l’espace public. La couleur a ses raisons comme les corps et les êtres. Ces peintures, alors qu’elles ne sont que de présence humaine surgissent tels des paysages en visée imageante et perspective, unité et fragmentation. Le texte d’Henri Maldiney sur Tal-Coat, résonne aussi avec elles.

« Nous sommes immergés en lui : notre Ici ne se réfère qu’à lui-même. Où que nous portions nos pas, notre horizon se déplace avec nous. Nous sommes toujours à l’origine. Nous sommes perdus. Et nous serions condamnés à cette perdition et à l’errance si nous ne hantions le monde autour de nous à partir de certains foyers. Un peintre n’est pas un œil – mais un regard. Et regarder, c’est pour le peintre se constituer en foyer du monde . » 

Cet ensemble de peintures, « Sens dessus dessous », nous immerge à la fois dans la couleur et dans le mystère de la vie humaine avec son quotidien toujours quotidien dans le foyer du monde et sa lumière vive.

 

De ce principe découlent depuis 2015 les « PeinturesMondes », où la foule est entourée de cercles, de mondes, de planètes ou d’astres qui accentuent le sentiment d’immatérialité, de circulation, de légèreté. Ces œuvres nous évoquent la peinture Einige Kreise (1926) de Kandinsky, dont les paroles résonnent aussi chez Fromanger : « Si je me sers par exemple ces dernières années et avec une préférence si marquée du cercle, la raison (ou la cause) n’est pas la forme géométrique du cercle, ou ses propriétés géométriques, mais mon intense perception de la force intérieure du cercle dans ses innombrables variations ; j’aime aujourd’hui le cercle comme j’aimais par exemple autrefois le cavalier – peut-être davantage, dans la mesure où je trouve dans le cercle davantage de possibilités intérieures, raison pour laquelle il a pris la place du cheval. Comme je l’ai dit, tout cela n’a pas la moindre importance pendant mon travail, je ne choisis pas la forme consciemment, elle se choisit elle-même. »

Chez Fromanger, il ne s’agit pas de cavalier, de chevaux… mais de ses paysages urbains. Ces œuvres sont celles de la transition d’une figure à l’autre, le vide partout présent assure le passage entre les formes, entre ce qui apparaît et ce qui disparaît. Le réseau de cercles colorés qui planent au-dessus ou sur la ligne des silhouettes découpés se plie vers le centre comme autour d’un invisible vortex. Face à ces compositions l’œil du regardeur est ainsi saisi entre la pesanteur et la grâce.

 

L’œuvre de Gérard Fromanger est immense tant dans ses enjeux que dans ses multiples métamorphoses, reconsidérations, sidérations, je n’en ai cité qu’une infime partie, mais ce que j’ai modestement tenté, c’est de présenter la cohérence d’un artiste, de ses choix, de ses décisions, où la couleur est monde qu’il faut toujours annoncer comme la vie par l’élan toujours à vif de l’homme et du peintre.

 

Quelques mots encore

Cette exposition au musée d’Art contemporain de Lisbonne, elle a débuté par des discussions amicales avec l’artiste, je désirais que ce soit son exposition avant tout et me mettre au service de son œuvre que j’admire tant ; nombre de peintures exposées ont été choisies par lui. Pour ma part, j’ai voulu montrer la richesse, la multiplicité de son travail toujours en train de se déplier à notre regard.

Je lui ai proposé une liste d’œuvres et je me souviens d’une discussion passionnée par Zoom un soir de juin à Lisbonne. Il désirait en présenter au moins deux fois plus. Pour lui une exposition c’était toujours un partage, une nouvelle rencontre avec un public et celui du Portugal, qu’il aimait, comptait pour lui. Nous nous sommes revus plusieurs fois pour continuer à travailler. Le soir il m’appelait et nous parlions aussi de nos vies respectives, de peinture et de solitude. Je me souviens que cela devait être vers le 14 juin, je lui citais cette phrase d’Iberê Camargo, « pinto porque a vida dói », c’était un moment très fort entre deux proches assujettis à cette nécessité de peindre. Serge July m’appela le 18 juin vers 11 heures pour m’annoncer que Gérard avait eu un infarctus et venait de mourir. Par-delà une tristesse immense du départ de cet ami merveilleux et si généreux, je ne savais plus si cette exposition avait encore un sens. Cette aventure, nous désirions la vivre à deux. Avec l’équipe merveilleuse du musée Berardo, nous avons voulu lui rendre ce bel hommage.

J’aime passionnément son travail et, en écrivant ce texte, je dois avouer que plusieurs fois la tristesse m’a submergé, j’avais tant de questions à lui poser sur mes interprétations, ma lecture de son œuvre. Je me dis avec regret que nous passons du temps avec des êtres que nous aimons et que nous le laissons filer sans parler des choses essentielles, existentielles. Si j’aimais son œuvre, ce parcours (compliqué pour trouver les œuvres et les collectionneurs) m’a encore plus convaincu de sa force, de son intelligente beauté, de sa singularité. Gérard Fromanger est probablement un des artistes français les plus importants et l’on peut regretter que la France, ne l’ait pas reconnu à sa juste valeur. Heureusement il y a eu cette très belle exposition à Beaubourg en 2016 présentée par Michel Gauthier.

Son projet pour le musée du Louvre sur le plafond de la salle des bronzes antiques en 1985 était magnifique et s’y inscrivait avec une profonde intelligence picturale. « Un peintre français figuratif contemporain au Louvre vous n’y pensez pas ! », et c’est un Américain (certes, de talent) qui a été choisi. Malgré cela, rien n’arrêtera dans le futur la peinture de Gérard Fromanger, qui a questionné pendant soixante ans l’histoire qui se développait dans sa temporalité et plongé dans toutes les évolutions de la peinture. Son œuvre est énergie projetée vers l’avenir et sera toujours à revisiter.

J’ai toujours du mal avec les termes de commissaire d’exposition ou curateur, ces appellations à figure d’autorité, alors que c’est l’artiste, l’auteur des œuvres, qui doit conserver cette autorité et dont celui qui l’accompagne pour une exposition doit seulement être solidaire. Pour cette exposition des « Splendeurs » de Gérard Fromanger, comme je lui avais confié, je voulais juste être la petite main qui accompagnerait sa main ailée de peintre.

Cette exposition, nous la voulons riche, joyeuse et pleine d’énergie toujours vive comme il l’était.

Je tiens à remercier la Saison de la France au Portugal, naturellement encore (et toujours) l’équipe du musée d’Art contemporain de Lisbonne avec sa lumineuse directrice Rita Lougares, Marianna Scarpa son assistante pour ce projet, Maria João Bolao pour la scénographie, le service des éditions (à qui je rends toujours mes textes en retard), celui de la communication…

Je tiens à souligner la générosité des collectionneurs privés et publics qui ont voulu montrer leur attachement à la peinture de Gérard Fromanger, ainsi qu’à ses galeristes, Véronique Jaeger et Caroline Smulders.

 

Le dimanche 20 juin dernier vers 14h, je me suis rendu à la chambre mortuaire de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière où Gérard reposait. Deux jeunes femmes préposées à la présentation des disparus m’ont accueilli. À l’accueil, pendant qu’elle vérifiait sur leur carnet à spirale si j’avais pris rendez-vous (il faisait très chaud en ce mois de juin à Paris et seulement une visite quotidienne était accordée), je leur ai parlé de Gérard. Elles ont ouvert leur moteur de recherche et un bon moment nous avons regardé ensemble ses peintures. En partageant ainsi son œuvre, j’ai pensé à ce que cet artiste si généreux aurait fait. Je me souviens de leur bonheur de découvrir cet élan de vie et de couleurs dans ce lieu. Puis je suis allé voir Gérard, ce jour m’a conforté dans la nécessité de présenter ses splendeurs à Lisbonne.

 

Splendeur, 

 

17 janvier 1933

 

Et la splendeur des cartes, chemin abstrait qui mène à 

     l’imagination concrète,

lettres et traits irréguliers qui débouchent sur la merveille.

 

Ce qui repose de rêve dans les reliures vétustes,

dans les signatures compliquées ( ou si simples et déliées )

     des vieux bouquins.

( Encre lointaine et décolorée ici présente par-delà la mort,

ce qui, refusé à la vie de tous les jours, paraît dans les 

     illustrations,

ce qu’annoncent involontairement certaines annonces 

     illustrées.

 

Tout ce qui suggère, ou exprime ce qu’il n’exprime pas,

tout ce qui dit ce qu’il ne dit pas,

et l’âme rêve, différente et distraite.

 

Ô énigme visible du temps, que ce rien vivant où nous 

     sommes provisoirement ! )

 

Álvaro de Campos

 

traduction Armand Guibert