« À Vienne ou ailleurs, hier ou maintenant, la modernité commence avec le refus du moderne. Mais ce refus n’a rien à voir avec celui des adversaires de la modernité. C’est le sens de l’acte de modernité qui est sans cesse réinventé. » Henri Meschonnic1
L’œuvre d’Éric Corne est une œuvre au milieu du monde. Elle est traversée, animée par l’histoire, la littérature, la peinture, le théâtre, les mythes… tout ce qui a permis aux hommes de se représenter et de représenter l’univers pour l’interroger et le changer. Elle ne pourrait exister sans la recherche du sens, et surtout, sans la culture qui la construit. Contrairement à toute une partie de la création française, elle ne craint pas la signification, l’idée ou l’émotion, fondant un territoire ou un partage. Éric Corne traîne le monde à ses semelles ou l’emporte dans ses pensées. Son cauchemar le réveille, ou la lumière d’un rêve lui laisse espérer, peut-être, un possible amour, un accord avec la nature, sans doute improbable mais jamais totalement consumé.
La peinture d’Éric Corne est, dans le sens noble, une peinture cultivée. Une peinture qui se nourrit de ce que les sociétés, dans leur développement, ont inventé pour permettre la vie d’êtres conscients, libres héritiers de ceux qui les ont précédés, grâce à ce qu’ils ont vécu ou formé. Éric Corne peut figurer l’étrange scène du monde parce qu’il accepte les langages qui nous ont offert les moyens grâce auxquels nous sommes devenus les sujets de notre propre existence. Cet acquis littéral, descriptif, mais aussi cette capacité à imaginer, Éric Corne ne les renie pas mais, au contraire, les utilise pour la vraie vie du tableau. À la manière de Pasolini, il croit à la « force révolutionnaire du passé ». Il n’a pas de sympathie pour les modèles construits rapidement, à la surface d’un présent comme seule référence.
L’art n’est pas un sport de glisse, et c’est en ce sens qu’il revendique, qu’il utilise les idées, les citations, les symboles, tout en se défiant de leurs emplois abstraits ou de leurs possibilités d’illustration d’un discours… sans corps pour le prononcer.
Si Éric Corne se sert de l’histoire des idées et des images, il n’est pas un peintre d’idées ou d’images. Bien au contraire, il cherche leur manifestation dans leur matière même, il cherche leur incarnation dans un réel plus réel que la réalité. Il ne croit pas en la toute-puissance de la nomination. C’est pour cela qu’il est peintre, qu’il a besoin de la peinture pour que la pensée, la mémoire, les utopies qui jalonnent l’existence des hommes, son existence, les narrations infinies sans cesse nouvelles, sans cesse reprises, aient un corps. Un corps contradictoire, déroutant, composé, parcouru tout autant de sensualités tangibles que de virtuels funambules.
C’est pour cela, je crois, que la peinture d’Éric Corne, aussi cultivée soit-elle, est en quête d’une « brutalité », d’une naïveté productrice, d’une incertitude vitale pour construire ces formes. C’est dans ses choix esthétiques, dans cette pensée incarnée de guingois, dans cette nécessité philosophique que se situe l’identité de son œuvre. Elle se développe grâce à cette double volonté d’être au cœur d’une histoire partageable par tous, non pas à travers les imageries ou les énoncés, mais au sein de ce mystère, de cette instabilité du corps, de sa relation à l’autre, à la société comme à un cosmos mobile et inquiétant. Le nom de ce corps est ici : peinture, car à travers elle s’éprouve l’altérité première, l’immédiateté de la présence de la peau, enveloppe de chaque chose et de sa profonde complexité, productrice d’une beauté insaisissable et, toujours, transformée par notre attente, ainsi qu’il en est pour Caspar David Friedrich, Andrew Wyeth ou, plus près de nous, Peter Doig, créateurs avec lesquels l’œuvre d’Éric Corne noue d’étonnants dialogues.
Ce choix du peintre d’assumer, pleinement, la responsabilité du sens, celui de la biographie singulière comme celle du destin commun, de l’assumer dans la densité de la substance – celle de l’épaisseur d’un territoire, la précision d’un site, la permanence d’une nature, d’un corps, d’une histoire, des archétypes – ce choix nous plonge, le plus souvent, en une scène nocturne, sombre même à la lumière du jour, qui à la fois nous tient aux aguets et nous livre à un cauchemar immaîtrisable dont nous nous reconnaissons acteurs.
Leur lieu, dont le sol est fait de l’absence du sol, est souvent isolé, fragile, comme peut l’être un village dans la campagne américaine, dans le très grand Est de l’Europe : perdu mais, étrangement, réceptacle de la pluralité des mondes où, par exemple, l’histoire de l’art est partout, comme si nous participions à l’inquiétante muséification de nos vies… Abstraction, figuration, chefs-d’œuvre ou simples évocations de styles, la culture occupe les espaces intérieurs, prend place dans le paysage. Tableaux dans le tableau, de quoi s’agit-il ? D’une réalité composite où, au fond, l’art, même s’il porte nos vies, est impuissant car autour, le pouvoir, la soldatesque, l’agression, la mutilation, la folie, la dérision, la solitude, d’étranges constructions concentrationnaires animent l’espace. Ils sont, chacun à leur manière, les figurants errants ou spectraux de ces soirs d’orage, de ces jours pareils aux nuits. Alors revient la question du désespoir et de l’espoir d’un art qui, après les génocides, après la destruction incessante, pourrait continuer à ce faire malgré tout, sans être inutile et irresponsable. Ce désespoir et cet espoir sont ceux, bien sûr, d’un peintre qui continue à peindre après Auschwitz, après ce qui, chaque jour, devrait l’en décourager, lui qui cependant, chaque jour, n’arrive pas à oublier Peut-être une espérance comme l’indique le titre de l’un de ses tableaux, grâce à l’altérité qui fonde le geste artistique.
Entraînés dans sa vision, nous voyons l’état du monde. Ses déchirements et ses leurres versent en nous le vin de Hölderlin, vers quelle ivresse nous entraîne-t-il ?
Le tragique, la beauté et l’énergumène, la mort, le cirque et la mélancolie se mêlent, se répondent d’un point à un autre. C’est bien nous parmi ces corps ou ces fantômes sur cette terre parcourue d’eau et de reflets. Nous qui nous souvenons que, malgré l’animal pendu à l’arbre du Tenant Farmer de Wyeth, le ventre violet des bêtes égorgées de Georg Trakl, les crimes de la bureaucratie de James Ellroy ou de Victor Serge, le cri aigu du Wozzeck d’Alban Berg, malgré les grimaces de ce qui n’est que le songe d’un monde de bruits et de fureurs, l’art d’Éric Corne va, solitaire, têtu, vers une lumière sourde, lunaire ou voilée, mais plus puissante et continue que l’éclat irradiant de la cruauté. Il va vers les gestes d’un désir et d’un amour humain qui, grâce à leurs pauvretés, leurs maladresses, acquièrent une force et une tendresse qui sont, je crois, les garants de l’intégrité de ce foyer inépuisable, de l’énergie qu’est la création vécue au-delà de ces avatars qui nous entourent. C’est le sujet de la peinture d’Éric Corne, à travers les drames du siècle, mais avec pour guide un art qui croit encore à sa capacité de penser le monde et, qui sait, peut-être de le changer.
Comme le dit James Ellroy : « […] c’est une histoire qui est là en permanence, elle ne finit pas de se dérouler. Elle m’apprend sans cesse des choses nouvelles2. »
Olivier Kaeppelin
1 Modernité, modernité, éd. Verdier, 1988, p.199.
2 Underworld USA, éd. Rivages, 2009, p. 841.